Sénégal: Les capacités des exploitations familiales à nourrir les populations

Au terme d’un forum de trois jours, les organisations paysannes du Sénégal ont fait un diagnostic de l’importance et de la prééminence des exploitations familiales dans la nourriture des populations. A partir de là elles ont dégagé les orientations, les alliances et les actions devant fixer, développer et consolider cette approche qui tend vers la souveraineté alimentaire.

A l’initiative du Conseil National de Concertation et de Coopération des Ruraux (CNCR) et de la Fédération des Organisations Non-Gouvernementales du Sénégal (FONGS) – Action Paysanne, les organisations paysannes membres du CNCR ont convié, du 29 novembre au 1er décembre 2010, à Dakar au Sénégal, une variété d’acteurs, de partenaires et de responsables publics du développement agricole et rural aux fins d’échanger sur les capacités des exploitations familiales à nourrir les populations du Sénégal. Les échanges fructueux et approfondis des participants ont confirmé les résultats des études paysannes conduites pendant plus d’un an par les associations paysannes de la FONGS.

Le Forum a confirmé la réalité vivante qui démontre que les exploitations familiales contribuent déjà et largement à la nourriture des populations du Sénégal. En effet, selon l’Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD), le panier de la ménagère sénégalaise est à 61% approvisionné directement ou indirectement par les exploitations familiales d’agriculteurs, d’éleveurs, de pêcheurs et de forestiers.

Le Forum a également reconnu sur la base des études couvrant toutes les zones agro-écologiques que les exploitations familiales sont à la fois les préservatrices, les gestionnaires et les usagers des ressources naturelles que sont la terre, l’eau, les forêts et la biodiversité.

Enfin, le Forum a fortement mis en évidence que le travail, les revenus, le mode de vie des exploitations familiales ont impulsé, développé et consolidé des pôles locaux voire régionaux de développement économique, social et culturel. Une telle contribution a permis de promouvoir des sociétés et des économies locales dynamiques à l’instar du territoire de Diaobé, de Touba, de Dahra, de Khombole, etc.

2- Le Forum a cependant constaté qu’un certain nombre de contraintes limitent actuellement les capacités des exploitations familiales à nourrir davantage le Sénégal.

D’importantes marges de progression existent pour les exploitations familiales. Elles seront libérées si un certain nombre de contraintes sont levées. Ces contraintes portent notamment sur :

· l'accès aux facteurs de production de qualité : intrants, équipements et aménagements ;
· la mise en marche caractérisée par une inégale fixation des prix et une insuffisance des infrastructures pèse lourdement sur les revenus et les capacités d’investissement des exploitations familiales ;
· la lente modification des habitudes alimentaires, l’insuffisante protection du marché national et la volatilité des prix pénalisent très souvent la production nationale.

D'autres contraintes portent sur la dégradation des ressources naturelles, première richesse des pauvres et que les exploitations familiales ont le souci de transmettre à leurs enfants.

La faible maîtrise de l'eau en zones pluviales ne permet pas d’allonger la durée de la période de production et, en zones irriguées, l’insuffisance des aménagements hydro-agricoles ne permet pas d’exploiter pleinement le potentiel irrigable.

Les participants au forum ont en outre attiré l'attention sur le fait que les conséquences du changement climatique affectent directement les activités des pêcheurs et des pasteurs et induisent des impacts négatifs pour l’expansion de leurs activités.

L’absence d’une loi foncière consensuelle qui préserve et sécurise le domaine agro-sylvo-pastoral et halieutique limite fortement l'accès des exploitations familiales à l'espace de production et les place dans une insécurité qui s’accroît et s’amplifie par l’accaparement des terres et des espaces maritimes.

Le financement de l'agriculture reste marqué par des taux d’intérêt élevés, des conditions d’accès difficiles, des durées du crédit peu adaptées à la saisonnalité des activités, des volumes insuffisants face à des prix aux producteurs peu rémunérateurs, ce qui a conduit à une faible rentabilité, un endettement excessif et à une décapitalisation des exploitations familiales.

3- Le Forum a pris acte des efforts faits pour lever ces contraintes

Face à ces contraintes, les organisations paysannes membres du CNCR reconnaissent et apprécient positivement les efforts financiers que les pouvoirs publics du Sénégal, et en premier lieu le Président de la République, ont déployés depuis 2000.

Des initiatives ont mobilisé des sommes importantes du budget national pour diversifier et augmenter les productions agricoles et animales à travers des programmes de développement, pour accroître l’insertion des jeunes en particulier des jeunes ruraux, et des subventions directes pour stabiliser les revenus et renouveler les équipements et matériels agricoles.

Cependant, des contraintes réelles se posent au plan de l’organisation de la mise en œuvre de ces subventions et du ciblage des véritables bénéficiaires que sont les exploitations familiales, comme d’ailleurs l’a constaté le président de la République.

Parallèlement aux efforts des pouvoirs publics, les Organisations Paysannes membres du CNCR ont mobilisé des ressources financières et humaines significatives pour améliorer, entre autres, la production de riz, de tomate, d’arachide, d’oignon et de légumes, de fruits, du lait, de la viande et du poisson.

4- Le Forum propose de poursuivre les efforts engagés dans les directions ci-après.

La valorisation des marges de progression des exploitations familiales afin qu’elles fournissent directement ou indirectement en quantité et en qualité les aliments nécessaires à la nourriture des sénégalais exige la définition et l’application des mesures et actions appropriées.

Le Forum a réaffirmé son attachement au principe d’implication et de responsabilisation de tous les acteurs dans la définition et la mise en œuvre de telles actions. En conséquence, le Forum propose à l’ensemble des acteurs du secteur agro-sylvo-pastoral et halieutique du Sénégal :

- La forte amélioration tant quantitative que qualitative des conditions et moyens durables de production grâce à une augmentation des investissements publics dans les infrastructures de base (aménagements de périmètres, pistes de production, magasins collectifs de stockage et de conservation, ouvrages hydrauliques).

- Un environnement institutionnel, juridique et économique incitatif et sécurisé pour promouvoir et augmenter les investissements des exploitations familiales grâce à une réforme foncière consensuelle qui confère une sécurité réelle aux exploitants familiaux, une politique d’aménagement du territoire qui rééquilibre les investissements et qui favorise la valorisation des potentiels spécifiques de chaque terroir et de chaque région, une bonne gouvernance du secteur agro-sylvo-pastoral et halieutique qui respecte et consolide les rôles, les responsabilités des acteurs et leurs mécanismes de gestion et de décision sur les ressources collectives.

- Le renforcement des capacités de tous les acteurs et des dispositifs de concertation, de régulation et de veille notamment par la formation qualifiante surtout des jeunes et des femmes à gérer et développer des entreprises performantes, l’amélioration continue des dispositifs d’approvisionnement en intrants et de services aux exploitations familiales pour accompagner une augmentation durable de la productivité du travail, de la terre, des animaux, et des équipements, la promotion d’espaces régionaux dynamiques pour offrir plus d’opportunités de valorisation des produits agro-sylvo-pastoraux et halieutiques mais aussi pour créer de nouveaux emplois pour les jeunes et les femmes.

5- Des engagements ont été pris par les organisations présentes au forum pour assumer leurs responsabilités dans les combats économiques à conduire

Le forum a permis aux organisations paysannes de renouveler et repréciser leurs propres engagements pour que les exploitations familiales renforcent leur contribution à l'alimentation des populations sénégalaises et à la création des richesses nationales.

A) En rapport avec les nouveaux combats et partenariats économiques dont ce forum a montré l'importance :

Les organisations paysannes membres du CNCR sont conscientes de leurs responsabilités vis-à-vis de leurs membres et des exploitations familiales pour les aider à veiller au développement de produits du terroir sains. Elles invitent le CNCR à s'engager résolument dans la défense de l'agriculture vivrière et d'être attentif à la concurrence des cultures de biocarburants. Elles voient tout l'intérêt de construire des partenariats avec les industriels-transformateurs, distributeurs et commerçants pour une meilleure maîtrise du marché et une lutte contre la concurrence internationale et ont pris des engagements pour répondre aux trois exigences de leurs partenaires industriels-transformateurs et commerçants pour progresser dans cette voie : assurer aux partenaires une fourniture régulière de biens de qualité, en quantité et à des prix compétitifs. Elles sont conscientes du fait que le combat économique ne doit pas seulement porter sur la production, mais également sur l'amélioration du revenu familial et la maîtrise de son utilisation (consommation familiale).

B) En rapport avec l'engagement dans la construction d'un nouveau tissu économique et social

Le combat des organisations paysannes doit en outre porter sur la construction d'un nouveau tissu économique et social, local et régional, valorisant le potentiel économique et humain du monde rural (nouvelle approche du développement local). À cette fin, les capacités d'analyse stratégique des OP doivent être développées, et leur engagement dans les collectivités décentralisées doit être renforcé. Elles doivent s'impliquer fortement dans les processus de propositions politiques portées par le CNCR.

Le CNCR s'engage à renforcer ses alliances avec les élus locaux afin qu'ils portent les préoccupations paysannes dans les collectivités décentralisées.

Le CNCR s'engage enfin à continuer d'investir, comme il l'a fait sur la
problématique des exploitations familiales, dans la conduite de recherche paysannes sur l'économie rurale réelle et la définition d'orientations novatrices en matière d'aménagement du territoire et d'orientation des investissements.

C) En rapport avec la maîtrise de l'espace et de la gestion des ressources naturelles

Le CNCR doit poursuivre son action pour contribuer à la définition d'une
réforme foncière consensuelle répondant aux besoins des exploitations familiales. Il doit également mieux prendre en compte la question du foncier pastoral et celle de l'espace maritime dans son plaidoyer pour la gestion des ressources et la maîtrise de l'espace. Il doit renforcer son rôle de veille, d'alerte et d'anticipation par rapport aux menaces qui pèsent sur les possibilités d'accès équitables et durables à l'espace agricole, pastoral et maritime et par rapport aux décisions de l'État les concernant.

Le CNCR doit formuler des propositions pour améliorer le cadre de gestion des ressources naturelles et induire des changements dans les comportements et des pratiques plus respectueuses de l'environnement. Il doit chercher à relever le niveau de compréhension de ses membres notamment sur le fonctionnement des écosystèmes, capitaliser et diffuser les pratiques porteuses initiées par certaines OP, et conduire des études sur les atteintes à l'environnement qui affectent directement l'exercice des activités agricoles, pastorales, de pêche et de foresterie.

D) Sur le renforcement des OP

Les OP doivent aider leurs membres à mettre en pratique les connaissances capitalisées à travers les formations qu'ils ont reçues. Elles doivent définir des stratégies pour renforcer leur autonomie financière à travers la conduite d'activités à caractère économique (par exemple création d'entreprises de services aux producteurs), renforcer l'entente en leur sein et avec d'autres organisations paysannes à vocation complémentaire (entente entre organisations d'agriculteurs, d'éleveurs, de pêcheurs, etc.), intensifier leurs échanges avec les OP d'autres pays pour profiter de leurs expériences. Enfin elles s'engagent à continuer d'améliorer leur gouvernance interne (transparence, respect des textes ; etc.).

Les élus locaux présents au forum se sont engagés pour leur part à soutenir la construction d'alliances avec les OP et à créer ou redynamiser les cadres de concertation locaux pour la mise en œuvre des conventions locales. Ils se sont engagés à s'investir dans la mise en œuvre concertée des plans de développement local.

Plusieurs acteurs du secteur commercial privé se sont par ailleurs déjà engagés très concrètement avec les organisations paysannes dans une contractualisation de la gestion de l'offre relative à la production de denrées alimentaires.

6- Le forum interpelle les autres acteurs nationaux et l’Etat du Sénégal sur les points suivants

Les engagements pris par les acteurs du monde rural pour renforcer leurs capacités à nourrir le Sénégal et contribuer au développement national doivent également nécessairement être accompagnés par la mise en œuvre de priorités politiques étatiques dans trois directions principales :

· Soutien aux exploitations familiales : Il faut d'abord traduire urgemment en actions, de façon effective et concertée, les dispositions prévues dans la LOASP (Loi d’Orientation Agro-Sylvo-Pastorale), notamment en ce qui concerne le statut des exploitations familiales, et leur donner la priorité dans l’allocation des ressources. Les aspects suivants doivent faire l'objet d'une attention particulière et de concertations avec les organisations paysannes : accès aux équipements, crédit, soutien à l'installation des jeunes et des femmes, sécurisation des marchés, formation/qualification des ruraux.

· Préservation des ressources naturelles et accès sécurisé à l'espace : Il s'agit de conjuguer les efforts et les compétences en matière notamment de maîtrise de l'eau, de gestion des ressources naturelles et d'impliquer les OP dans la définition de la réforme foncière.

· Création des conditions cadres pour un développement de l'économie rurale : Il s'agit d'une part de redéfinir les mécanismes d'implication des OP dans l'élaboration des politiques agricoles, et d'autre part de rechercher, en prenant appui sur les analyses paysannes partagées dans le cadre du présent forum, un rééquilibrage des investissements structurants pour instaurer un meilleur rapport entre les villes et le monde rural et valoriser les complémentarités entre les différentes régions du Sénégal.

Conclusions du Forum

Les participants au forum ont réaffirmé leur confiance au CNCR qui a démontré sa représentativité, sa compétence, sa capacité à porter les préoccupations du monde et à défendre ses intérêts. Les participants au forum ont unanimement appelé au renforcement des partenariats pour la mise en œuvre des politiques de développement rural. Ils ont fortement souhaité le rétablissement d’une concertation permanente entre l'État et le CNCR.

Le présent mémorandum jette les bases d’un dialogue constructif à relancer entre l’Etat et le CNCR. Ce dialogue pourra prendre appui sur les résultats de ce forum et le travail approfondi sur les atouts et l’avenir des exploitations familiales sénégalaises effectué en amont du forum.

Les participants au Forum ont vivement recommandé au CNCR et à la FONGS de partager les conclusions et perspectives issues du Forum d’abord avec toutes les organisations paysannes du Sénégal, puis avec les pouvoirs publics (gouvernement, Sénat, Assemblée nationale, Conseil économique et social), avec les partis politiques légalement constitués, toutes les Organisations de la Société Civile y compris les chefs religieux de toutes obédiences et les partenaires au développement qui appuient le secteur agro-sylvo-pastoral et halieutique.

Le Forum a constaté l’engagement et la participation massive des Organisations sœurs de la région de l’Afrique de l’Ouest et de la région de l’Afrique Centrale. Le CNCR et ses membres les remercient vivement et réitère son engagement et sa totale disponibilité à poursuivre son combat pour un mouvement paysan sous-régional et continental fort, représentatif, légitime et crédible.

Le CNCR et les mouvements sous-régionaux et continental poursuivront leur solidarité et leur collaboration avec les organisations et réseaux d’organisations paysannes de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique.

Dakar, le 1er décembre 2010

* Les participants au Forum : Le Forum a vu la participation de 1037 personnes représentant diverses structures et venant de divers horizons : délégués paysans : le CNCR (Sénégal), le ROPPA et organisations paysannes sœurs (Mali, Burkina Faso, Niger, Gambie, Guinée Bissau, Bénin, Ghana, Togo, Sierra Léone, Liberia / Maghreb, Afrique Centrale) ; la société civile et le secteur privé sénégalais ; les partenaires techniques et financiers nationaux et internationaux (Sénégal, Belgique, France, Suisse, Espagne, Italie, Pays-Bas, Etats-Unis) ; etc.

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