Joseph Ki-Zerbo : Ces témoignages qui sonnent comme un testament

Joseph Ki-Zerbo a disparu en 2006. Non pas comme une bibliothèque consumée, mais en sage qui, toute sa vie durant, a été de tous les combats pour la dignité de l’Afrique, distillant connaissances et savoirs. De son vivant, d’illustres Africains avaient célébré sa trajectoire exemplaire. Amady Aly Dieng rappelle ces témoignages forts compilés dans un ouvrage.

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Au détour de la seconde moitié du 20e siècle, Joseph Ki-Zerbo, malgré une scolarisation tardive, a bouclé des études universitaires brillantes, sanctionnées par une agrégation en Histoire – la première en Afrique noire francophone ! Il s’est forgé une personnalité nourrie d’une symbiose de connaissances issues tant de la modernité que des profondeurs de son Afrique mère. Parallèlement, son intelligence alerte se renforçait d’une volonté tenace, qui lui permettra de faire face aux multiples défis qui l’interpellaient en sa qualité de témoin de son temps.

Dès lors, il se déploya sans relâche sur de nombreux fronts pendant plus d’une cinquantaine d’années, vivant de l’intérieur la colonisation, la décolonisation, l’euphorie des indépendances, puis leurs errements et le défi de recherche de réponses à la construction d’une Afrique, à la fois éminemment endogène et moderne. C’est ce parcours d’une prodigieuse richesse qui s’interrompit le 4 décembre 2006, avec la disparition de l’illustre professeur.

Bien heureusement, Enda Tiers-Monde, sous la houlette du président de son Conseil d’Administration, l’écrivain Cheikh Hamidou Kane, en collaboration avec la Mission de Coopération du Luxembourg, avait décidé de rendre hommage au professeur Joseph Ki-Zerbo, mais de son vivant, en mai 2005 (1). Il s’agissait non seulement de le célébrer à travers sa trajectoire exemplaire, mais également de le laisser questionner par les gens de sa génération et ceux des générations suivantes, et de lui redonner la parole. Car, certes, il n’avait cessé d’écrire, mais il avait encore des réflexions à nous livrer. L’Université Gaston Berger de Saint-Louis et la Maison de la Culture Douta Seck à Dakar, furent les cadres d’accueil de ces deux cérémonies d’hommages et de témoignages.

Ce livre est d’abord le récit pluriel – sur le même homme – de tous ceux qui prirent la parole pendant ces deux rencontres. Il est également une sorte de testament d’un Joseph Ki-Zerbo qui, arrivé au crépuscule d’une existence pleinement vécue, voit ses forces décliner, mais dont l’esprit demeurait sémillant. Ce livre est également un recueil de témoignages et de faits, qui démontrent que Ki-Zerbo a su penser le réel avec l’interdisciplinarité requise, et agir sa pensée en revêtant l’action de formes diverses.

Plusieurs personnalités ont rendu hommage à Joseph Ki-Zerbo. C‘est le cas du professeur Gora Mbodj représentant le recteur Ndiawar Sarr, du professeur Baydallaye Kane, rédacteur en chef de la revue Université, Recherche et Développement (URED) et du représentant de la Mission de coopération du Luxembourg à Dakar, Hamadou Konaté.

Cheikh Hamidou Kane, auteur de « L’aventure ambiguë », a invité les Africains à revisiter la pensée du professeur et sa vision du développement et à jeter un pont entre les intellectuels de sa génération et la jeunesse d’aujourd’hui à la recherche d’idées et de repères.

Le président de la séance, Amadou Makhtar Mbow, a rappelé la tâche qui incombait aux premiers Africains qui ont pu accéder aux études supérieures. Peu nombreux, ils étaient promus exclusivement à des postes subalternes dans l’administration et le commerce. Les hommes et les femmes de cette époque ont dû lutter de toutes leurs forces pour prouver qu’ils avaient les mêmes aptitudes et que si l’opportunité leur en est offerte et s’ils en avaient la volonté, ils peuvent accéder au niveau de connaissance le plus élevé. Ni la race, ni la condition sociale ne déterminent, à l’avance, la condition de quelqu’un, quand il s’agit d’acquérir des connaissances. Il espère que, à l’exemple de leurs aînés comme Joseph Ki-Zerbo qui, en dépit des aléas de la vie, compte parmi les meilleurs historiens, les jeunes générations peuvent se hisser et hisser leur pays et le continent africain à un niveau semblable à celui des pays les plus avancés du monde.

Raphaël Ndiaye a analysé l’ouvrage de Joseph Ki-Zerbo « A quand l’Afrique ? Entretien avec René Holstein » (Paris, Editions de l’Aube, 2003). Il a été armé par une formation acquise auprès des grands maîtres que furent : Renouvin, André Aymard, Fernand Braudel, Raymond Aron, Emmanuel Mounier, le philosophe chrétien. C’est à ce témoin privilégié que Holenstein demande expressément de garder un point de vue africain dans cet entretien qui s’est déroulé à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso entre 2000 et 2002. Après avoir convoqué le thème de la mémoire, tremplin vers l’avenir, Holenstein articule ses questions et partant le contenu de l’ouvrage autour de huit grandes entrées : Mondialisateurs et mondialisés ; Guerre et paix ; Démocratie et gouvernance ; Science sans conscience, ruine de l’âme et du corps ; Droits de l’homme, droits de la femme ? ; Si nous nous couchons, nous sommes morts ; Le développement n’est pas une course olympique ; L’Afrique : comment renaître ? Rapprochement entre la migration et l’écriture, et passion pour le développement endogène

Amady Aly Dieng retient deux choses chez Joseph Ki-Zerbo : son rapprochement entre la migration et l’écriture, et sa passion pour le développement endogène. Il est un des rares Africains à comprendre que les pays d’Afrique ne peuvent sortir de leur situation que s’ils optent en faveur d’un développement endogène. Il rejoint Samir Amin, le défenseur du développement autocentré. On ne le dit pas suffisamment. Amin est un marxiste, Ki-Zerbo est un catholique.

Pour le professeur Issiaka Prosper L. Lalèye, Ki-Zerbo est un éveilleur d’Afrique et un Africain veilleur. Mohamadou Abdoul se définit comme historien de la troisième génération, qui avait fait du désormais classique « Histoire de l’Afrique, d’hier à demain » son bréviaire. Le professeur Joseph Ki-Zerbo est pour lui une icône au sens de modèle et ce à un double sens : intellectuel et militant social et politique.

L’amitié et la collaboration d’Amadou Makhtar Mbow avec Joseph Ki-Zerbo commencent à la fin des années 1940 après la Seconde Guerre mondiale (1948-1949). Ils faisaient leurs études à la Sorbonne. A sa connaissance, ils étaient, Abdoulaye Ly leur doyen, Assane Seck et Ki-Zerbo, les seuls étudiants issus des colonies françaises à faire des études de lettres. C’est en 1948 qu’Amadou Makhtar Mbow s’inscrit à la Sorbonne après avoir passé la même année le baccalauréat à Paris. Il avait 20 ans, dont trois ans et demi passés dans l’armée française durant la guerre. Ki-Zerbo s’inscrit à la Sorbonne l’année suivante, 1949, après avoir passé son baccalauréat. Il avait aussi 27 ans. Assane Seck ancien élève de l’Ecole Normale William Ponty s’y inscrit après avoir passé à Nice le Brevet supérieur. Assane Seck et Amadou Maktar Mbow partageaient la même expérience de la Seconde Guerre mondiale qu’avait faite Abdoulaye Ly dans sa première phase en 1939-1940. Ki-Zerbo et Amadou Makhtar Mbow avaient en commun d’autres expériences ; celles d’avoir connu le monde du travail avant d’entreprendre des études supérieures et celle d’avoir entamé d’autres études avant d’opter pour l’histoire. En effet, il avait travaillé comme commis dans l’administration pendant quatre ans avant et entre ses deux incorporations dans l’Armée française (début 1940 et début 1943).

Après sa démobilisation (fin 1945), A.M. Bow s’est inscrit à l’Ecole Bréguet (Ecole supérieure de mécanique générale et d’électricité de la ville de Paris) pour y entreprendre des études techniques. Quant à Joseph Ki-Zerbo il s’inscrit d’abord, s’il ne se trompe pas, au Droit et à Sciences Po avant d’opter pour l’histoire. Sa proximité avec Abdoulaye Ly dont il suivait les recherches sur la traite négrière et les falsifications de l’histoire africaine opérées par les autorités coloniales l’ont poussé à poursuivre des études d’histoire.

Amady Aly Dieng pense que Ki-Zerbo ne se contente pas de ressasser. Il le montre en citant un petit texte où il apporte quelque chose pour la réflexion : « L’écriture, comme la géométrie en Egypte antique, provient de la fixation de la population. Tant que les gens étaient dans le Sahara, personne ne se souciait de noter quoi que ce soit. Il y avait l’espace à profusion, mais lorsque la désertification a commencé, les populations se sont engouffrées dans la vallée du Nil ; la densité a augmenté ; il a fallu s’organiser pour connaître ceux qui étaient déjà installés et les espaces occupés. La démarcation a amené l'idée de computation, c’est-à-dire du calcul, de l’écriture, du dessein utilisé pour garder les traces de la propriété ».

De plus, Ki-Zerbo n’est pas essentialiste comme Senghor, défenseur de la négritude. Il préfère la dynamique à la statique. C’est un homme qui comprend que la culture n’est pas figée. Il est à la fois enraciné et sensible aux changements. Il est à califourchon sur deux choses : la Méditerranée et l’Océan Atlantique. Les historiens africains sont atlantocentristes ou méditerrano-centristes ou les deux à la fois. Il doit son méditerrano-centrisme à sa fréquentation des travaux de Fernand Braudel qui a préfacé son ouvrage Histoire de l’Afrique noire, D’Hier à Demain, Paris, Hatier 1978.

Selon Saliou Kandji, Ki-Zerbo a jeté des passerelles culturelles, linguistiques entre les ethnies. Le professeur Mamoussé Diagne insiste sur la nécessité de rendre hommage aux intellectuels que l’on veut honorer de leur vivant. Il écrit : « L’organisation du colloque sur l’œuvre de Cheikh Anta Diop a administré une leçon décisive : la constitution de notre mémoire nous fait obligation de rendre l’hommage qui est dû aux hommes d’exception de leur vivant (en organisant des colloques thématiques comme le suggère Amady Aly Dieng, par exemple et non sous forme d’oraison funèbre après leur mort). Et parce que devoir est synonyme de dette, c’est tout le continent qui est redevable à ces aînés dont quelques-uns sont là : Cheikh Hamidou Kane, Amadou Makhtar Mbow, Joseph Ki-Zerbo, Amady Aly Dieng, Saliou Kandji, et d’autres absents comme Abdoulaye Ly dont le grand âge n’arrive pas à interrompre le travail au service de l’Afrique. Des aînés, non pas parce qu’ils sont simplement nés avant nous, mais en ce qu’ils ont balisé la voie en pensant et nous apprenant souvent de le payer au prix fort. Nul ne peut contester le courage et l’abnégation de Ki-Zerbo et Moumouni, sacrifiant les promesses de brillantes carrières pour voler au secours de Sékou Touré qui a su dire non.»

Joseph Ki-Zerbo précise que ses amis de l’époque n’étaient pas tous unanimes sur son départ en Guinée. Son épouse Jacqueline Ki-Zerbo rappelle la nécessité pour les patriotes africains d’être conséquents : «Je crois qu’une des caractéristiques de notre génération c’est la conséquence avec soi-même. Nous préconisons l’indépendance, nous étions au pied du mur, la Guinée avait répondu non, la France avait retiré son assistance technique, il fallait aller en Guinée. Ce n’était pas la carrière, c’est être fidèle à son idéal et à son engagement.»

Madame Penda Mbow nous invite à étudier le couple exemplaire Jacqueline et Joseph Ki-Zerbo non plus de façon séparée, mais en couple, pour voir où se situe aujourd’hui l’avenir de l’Afrique. Le professeur Boubacar Barry a rendu en des termes émouvants hommage à son maître qui, avec son épouse Jacqueline, ont été ses professeurs d’Histoire et d’Anglais au lycée Donka de Conakry ; il avait à peine 15 ans. C’était à Sao Polo Brésil (15-17 octobre 2007).

A l’occasion du 30e anniversaire du Codesria, le Secrétaire Exécutif Adebayo Olukoshi a rendu hommage à Joseph Ki-Zerbo dans un article intitulé « Le Grand Iroko s’en est allé : Joseph Ki-Zerbo, 1922-2006 ». Il en est de même pour le professeur Doulaye Konaté, président de l’Association des Historiens Africains. Ce livre aux dimensions modestes est une contribution précieuse à la connaissance de la vie et l’œuvre d’un digne fils de l’Afrique, Joseph Ki-Zerbo.

NOTE
1) Au Professeur Joseph Ki-Zerbo, Hommages et témoignages. Enda tiers-monde, Dakar, 2011 245 pages

* Amady Aly Dieng est économique, ancien fonctionnaire de la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest, enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop

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