Lettre ouverte à Obama
"Te voilà pris, mon frère, dans les rouages de l’Histoire, participant à un processus qui transforme le monde et participant à un système qui le détruit"
Au président Barack Obama
Monsieur le Président,
J’espère que vous ne m’en voudrez pas de vous adresser ces lignes directement. Je voudrais vous appeler "mon frère" comme j’ai coutume de le faire. D’aucuns objectent - les amis parce que vous nous avez quittés et les ennemis parce qu’ils craignent que vous soyez resté. Peu importe. Je le ferai parce que nous sommes les mêmes.
Peut-être que je devrais commencer par vous dire qui je suis et la raison pour laquelle je m’adresse à vous. Je suis l’enfant d’une génération malmenée. L’enfant d’une génération qui a participé aux guerres avec courage, à un coût énorme ; une génération qui a vu ses jeunes envoyés au gibet, exécutés et punis pour leur intrépidité. Je suis d’une génération enchaînée à son lit dès la naissance, en punition pour la rébellion de nos parents, qui a été nourrie de drogues et de capitalisme pour nous réduire au silence.
Vous connaissez cette génération parce que vous aussi vous appartenez aux âmes perdues, qui ont grandi au milieu des os dispersés de révolutions passées et des crânes remplis de vaines promesses. Les mouvements de libération des années 1960 étaient évanescents et effacés lorsque nous avons vu la lumière. Ne restaient que les regards douloureux des martyrs et des survivants.
Nous avons grandi dans les halls évidés des régimes néocoloniaux où Mobutu et Moi étaient appelés " leader", se moquant des noms de Machel, de Cabral et de Nyerere. Où Sankara et Bishop faisaient une tentative désespérée pour faire prévaloir la vérité face aux représailles sauvages de Thatcher et Reagan. Où Cuba était le dernier bastion de l’alternative. Mais même l’image d’Ernesto a été la proie de la rapacité mercantile d’un empire affamé qui trouvait de nouveaux moyens tordus pour apaiser la révolte.
« Je suis Noir… » ne se dit plus avec fierté et résistance. Mais "je suis Noire" et c’est comme cela que je me comprends ? Je suis une femme, une lesbienne, une Africaine. Pourtant les nations arc-en-ciel qui déguisent le capitalisme patriarcal me diront que toutes ces vérités divisent. Beaucoup préféreraient que je cache, taise, glisse sur tout ou partie de moi. Mais ce sont mes vérités, mon ancrage dans le passé et le présent, un foyer et des adversaires. Je m’adresse aujourd’hui à vous de ce point de vue comme une sœur, une combattante, une femme qui veut toujours être du côté de la justice.
Lorsque vous réalisiez vos grands progrès au cœur de la machinerie que sont les Etats-Unis, j’observais depuis la terre de votre père au Kenya. Initialement j’observais avec une grande crainte, alors que ceux autour de moi jubilaient. Je me trouvais lâche d’avoir si peur. Je craignais qu’à l’instar de nombreux autres avant vous, vous deveniez un symbole opportun pour ce que vous ne représentez pas. Je craignais pour la dignité de millions de frères et de sœurs africains aux Etats Unis pour qui les promesses de démocratie, de réparation attendent de devenir réalité.
Et je craignais pour votre vie. Nous avons entendu dans vos propos le ton de King, les mots de Malcolm et les gestes subtils qui ont fait que même les nationalistes noirs chantaient vos louanges. Et je craignais leur optimisme sans faille, tout en comprenant dans votre mobilisation sans pareil, combien inefficaces nous avions été.
C’était une dure vérité à avaler. Mais ces jours m’ont tant appris sur moi-même, sur qui je suis et ce à quoi je m’accroche. J’ai appris qu’une ancre peut vous maintenir mais ne peut vous conduire. J’ai appris que la pertinence de Malcolm ne réside par dans notre salut d’adepte du Black Power d’une autre époque, pas plus que notre rhétorique, même pas notre résistance sans compromis à un système d’oppression vieux de 500 ans, mais que sa pertinence est dans notre capacité de nous approprier ses propos, aujourd’hui, à cette heure, dans nos actes.
Alors que vous étiez dans la course contre l’élite politique américaine, le masque libéral des Blancs a été soulevé et tout le monde a vu. Ceux d‘entre nous assez beaux pour être des femmes noires dans leur essence n’ont pas été surpris par son aristocratique crise de colère qui faisait appel à notre allégeance et l’arrogance qui voulait aveugler la race et la classe avec de la féminité.
Je n’y ai pas cru : "Ils ne sont pas prêts pour un président noir" ai-je dit avec confusion chaque fois que vous aviez franchi une étape. Je les connais et je nous connais et dans mon registre de nous et eux, ils ne sont pas prêts. J’avais tort. Vous avez gagné. Et nous avons joué le "Black President" de Brenda parce qu’il était temps de nous joindre aux célébrations de notre peuple. Et le parallèle avec Mandela était puissant. Bien que vous n’aviez jamais été un combattant de la liberté, que vous n’avez été ni torturé ni emprisonné pour être entré en opposition. Madiba et Barack semblaient être deux faces conciliantes de fausses nations contraintes, déchirées en leurs racines par la suprématie blanche.
Et malgré mes inquiétudes, je ne pouvais m’empêcher de sourire lorsque vous offriez le sourire que j’avais vu sur les visages des combattants fatigués, y compris ma propre mère qui, encore aujourd’hui, a un portrait de vous dans l’entrée de sa maison avec, en caractère gras, les mots "Mr President". Vous avez offert l’espoir que vous aviez dit vouloir apporter à la génération vaincue et à la génération de notre époque. Ceux d’entre nous de l’époque intermédiaire regardions autour de nous incrédules, nous souvenant que malgré le lourd fardeau des églises et des promesses brûlées, nous pouvions nous permettre d’espérer, que le scepticisme et la vigilance, qui nous ont pourtant sauvé de la terreur et des assauts, ne pouvaient nous élever vers la lumière. Nous avons été braves et ceux qui ont poursuivi le combat, ont seuls porté le flambeau évanescent de la libération sur les ruines du sida, des ajustements structurels, des guerres contre la drogue et l’évangélisme. Sachant que notre peuple méritait la réalisation et non seulement de l’espoir. Oubliant comment faire flamber l’imagination.
A ce moment j’ai osé regarder. Non pas pour ce que vous pourriez faire pour une maison en feu mais pour ce que peut-être vous pourriez offrir au monde depuis un empire de plus en plus belliqueux. Le monde était agité, en équilibre instable au bord de la destruction. Un simple "Assalam Alaikum" a résonné au-delà des océans. Et malgré ce geste d’ouverture vous n’avez pas réussi à tenir une position ferme de la main ouverte, la preuve encore une fois que le système est plus puissant que les personnes qui le composent. Votre agressivité a crû dans vos discours, les menaces dans votre voix et a libéré les démons qui veulent conduire par la violence. La parenthèse s’est refermée lorsque vous avez refusé aux Palestiniens leur autodétermination. Et lorsque nous avons pleuré Troy Davis, nous avons aussi pleuré chaque victime et survivant de l’impérialisme américain, de la Palestine à Oakland, de la RDC à l’Iraq.
Et voilà où tu en es, frère, tu fais partie d’un système qui transforme le monde et d’un système qui le détruit. Je me demande qui des deux dans cette chasse écrira l’histoire, le chasseur ou le lion ? Que nous progressions ou que nous reculions, vous aurez participé à un mouvement historique vers une attaque blanche longtemps attendue contre le capitalisme : Occupy Wall Street. Montrer son désaccord à l’égard d’un système qui travaille contre la majorité (bien que ce soit le même désaccord qui a donné naissance aux factions fascisantes comme le Tea Party), il semble que la population blanche des Etats-Unis s’associe enfin à la résistance globale et par sa focalisation sur Wall Street, s’est abstenue de vous dépeindre comme un oppresseur, reconnaissant que le capitalisme qui alimente l’empire dépasse les présidents. Mais je les ai en effet vus occuper l’espace organisationnel et leurs tactiques des révolutions des pauvres, des Noirs et des peuples de couleur et déjà entendu les murmures qui veulent décoloniser les Occupy
Ils disent que vous êtes le premier président homosexuel. C’est peut-être pour garder à Clinton son titre de premier président noir, comme si de jouer du saxophone tout en agrandissant le complexe de prison industriel, de s’en prendre aux mères noires qui travaillent, en dépit du Rwanda et de la Somalie, faisait de quelqu’un un Noir. Frère, je ne peux pas dire que les progrès dans "l’égalité" qui permet l’intégration des homosexuels et des lesbiennes blancs de la classe moyenne dans l’institution patriarcale du mariage, ou l’armée, me donne le sentiment de liberté.
Je suis certaine qu’ils gagnent et que vous luttez vaillamment contre l’homophobie. Mais au plus profond de moi, il y a le refus d’entrer dans leur moule, même s’il a l’air brillant et neuf et combien on me dit qu’une partie de moi est acceptable (jamais le tout). Ce que recherche ma politique de lesbienne est que nous tous nous nous libérions de toutes les notions qui emprisonnent notre imagination dans une oppression normative. Pour que chacun d’entre nous puisse faire l’expérience pleine et entière d’une vie libre, respectueuse, positive et aimante dans toutes ses dimensions, acceptant la pluralité, la complexité et l’autodétermination du corps à la nation.
Alors lorsque vous avez donné l’ordre (ou cédé aux ordres ?) de bombarder la Libye en Afrique du Nord, je sais que vous n’êtes pas le premier président homosexuel. J’ai pleuré en voyant les images de ces vies perdues, de ces villes entières et les infrastructures du continent détruites. Sachant que les empires qui frappaient avec un dédain affiché seront les mêmes qui offriront leur aide, un endettement écrasant "pour contribuer à la reconstruction" de ce qu’ils ont tous détruit. Et maintenant, j’espère que le peuple libyen ne se laissera pas diviser le long de lignes ethniques, divisions qui ont effrité le continent, couche après couche. Mais mon espoir a bientôt été déçu lorsque des factions et des groupes dissidents se sont manifestés dans l’histoire, ô combien commune à l’Afrique, cependant que nous pleurions la vision de notre puissante unité
Les peuples africains subissent un assaut frontal aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur de l’empire. La crise financière qui, aux Etats-Unis, a causé un vent de panique et de révolte, sont les mêmes conditions économiques dans lesquelles vit la majorité de la population noire pendant la période de prospérité économique. Une femme, un homme et un enfant noirs sont tués toutes les 40 heures sous votre présidence. Notre potentiel de révolte a rencontré des forces d’occupation armées qui encerclaient les communautés, sous prétexte de maintien de l’ordre, comme les groupes de vigilants qui patrouillaient les villages pendant la révolte des Mau-Mau. Et chaque fois qu’un Oscar Grant est tué, que les meurtriers de Sean Bell sont acquittés, que les parents de Trayvon Martin demandent justice, qu’une autre femme noire est emprisonnée, nous nous souvenons que Herman Bell, Léonard Peltier et Sundiata Acoli sont toujours en prison.
Sur le continent, des terres entières sont volées au nom des investissements, avec un slogan choquant ajouté au signe "à vendre" qui est terrus Nullus. Notre diversité fait l’objet de patentes et le non durable nous est fourgué comme étant notre "futur" Les Européens nous vendent des "partenariats", des accords sans vergogne qui permettent au libre échange d’exploiter nos ressources et de nous refiler leurs marchandises. La mention de réparation a disparu depuis belle lurette et la machine paternaliste de l’aide nous écrase sous une dette odieuse.
Les Chinois nous offrent des alternatives "win -win" mais aucun de nos soi-disant dirigeants ne jugent utiles de négocier au-delà de leurs intérêts personnels, une proposition bénéfique pour notre population et notre futur. Dans l’intervalle, nous, le peuple, sommes tellement occupés à nous opprimer les uns les autres au nom de la moralité, que nous ne savons guère devant quels intérêts nous nous agenouillons. Raison pour laquelle il y a des générations comme la nôtre dont la destinée évidente, semble-t-il, est de nous souvenir. De transmettre de nos grand’mères à nos filles le cri de résistance de générations.
Maintenant, frère Obama, le vent du changement soulève lentement la poussière. Et nous avons vu des gens en mouvement, qui ébranlent le fondement de l’injustice. Vous avez joué un rôle dans cet acte déterminant du théâtre de l’humanité. Alors que le rideau descend sur le réveil africain qui s’étend de la Guinée, à Madagascar, du Mozambique à l’Afrique du Nord, le monde commence à prêter attention. C’est maintenant que nous décidons comment l’histoire va tourner et qui, du lion ou du chasseur, vivra pour raconter l’histoire. Je connais votre position et je sais quelle sera la mienne
Paix
CE TEXTE VOUS A ETE PROPOSE PAR PAMBAZUKA NEWS
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** Hakima Abbas est la directrice exécutive de Fahamu. Cet article a d’abord été publié dans Feminist Wire Texte traduit de l’anglais par Elisabeth Nyffenegger
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