Mali : Les mécanismes de l’imposture de l’Occident mis à nu

Le succès de l’opération Serval au Nord-Mali en janvier, quarante-neuvième intervention militaire de la France dans son pré carré africain, a dépassé toutes les attentes. Ses soldats y ont été accueillis en libérateurs tandis que des intellectuels africains de renom, jusque-là peu suspects de complaisance à l’égard de la Françafrique, se sont bruyamment réjouis de son action, jugée énergique et courageuse. On peut comprendre ce soulagement, car il était impératif de mettre hors d’état de nuire la coalition des responsables du sanglant chaos malien. Mais la haine envers ces derniers n’a-t-elle pas ramené un conflit complexe à une banale lutte entre le Bien et le Mal ? C’est à cette question que s’efforcent de répondre Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop dans un échange de lettres franc et stimulant …

«La Gloire des imposteurs…» (1) met en évidence une reprise en main néo-impériale de l’Afrique subsaharienne par une violente agression militaire se présentant comme une odyssée morale, généreuse et désintéressée. Mais, un an après, il y a lieu de se demander si, comme l’Amérique de Bush en Irak, la France n’a pas pavoisé un peu tôt au Nord-Mali où elle est en train de s’embourber.

Au-delà du Mali, véritable cas d’école, les deux auteurs partagent leurs réflexions sur l’énigmatique printemps arabe et sur les guerres de l’Occident hors de ses frontières, en particulier en Afrique – Côte d’Ivoire, Libye… Et chaque conflit leur offre l’occasion de mettre à nu les mécanismes de la même triomphante imposture.

Dès le départ, Boubacar Boris Diop informe Aminata Traoré de sa volonté de s’installer à Saint-Louis. Le jour où il a appris que son quartier s’appelle Vauvert, ce nom lui a paru aussi amusant qu’énigmatique. Il s’est demandé si un plaisantin ne l’avait pas choisi parce que le lieu, tout proche de l’université Gaston Berger, est en revanche si éloigné du centre-ville qu’on peut bien dire qu’il est «au diable vauvert».

Ça fera sourire, une Malienne, mais au Sénégal personne ne jugera cette hypothèse farfelue. Ici, on aime se moquer depuis toujours de l’amour tyrannique fièrement assumé des Saint-Louisiens envers la Mère-Patrie, pour ne pas la nommer. Ils chérissent d’ailleurs Ousmane Socé Diop, un des tout premiers romanciers qui, dans « Karim », décrit Saint-Louis, en une phrase comme une «vieille ville française, centre d’élégance et de bon goût». Cet éloge tout de même assez étrange continue à remplir d’aise la population indigène ! Et Saint-Louis, qui n’arrive pas à oublier sa grandeur d’antan, se donne aujourd’hui encore un mal fou pour se ressembler à l’image qu’une longue nostalgie lui renvoie d’elle-même.

Les observations de Boris Boubacar Diop relatives à Saint-Louis sont d’un grand intérêt. Elles révèlent la véritable nature des villes coloniales qui portent la marque du comptoir commercial. Ville côtière et insulaire, Saint-Louis a connu une urbanisation sans industrialisation. Ses habitants l’ont toujours présentée comme un berceau de la civilisation. Ils ont raillé les autres habitants du «Sénégal» qui ne sont que des gens de la brousse. Ils ont appelé la France « Tougal » (Portugal).

Aminata Traoré reconnaît que les comportements mimétiques n’excluent pas une certaine volonté de produire du sens non plus, sauf que ce dessein ne se réalise pas nécessairement avec les ressources et les talents de l’Afrique. Au Sénégal, le président Abdoulaye Wade a fait construire par les Nord-Coréens un gigantesque monument en l’honneur d’une «hypothétique renaissance». Cela fait mal par ailleurs de constater la mise à l’écart des artistes sénégalais de renom.

Le mal des Africains tient en ces mots : l’absence de souveraineté, note Aminata Traoré. On a raté une occasion historique d’établir un bilan rigoureux de cinq décennies d’effort de développement qui aurait pu mettre le Mali à l’abri du chaos actuel ou tout au moins en atténuer la gravité. L’Association des témoins de l’indépendance (Atgt) a proposé à Amadou Toumané Touré un débat de fond sur l’armée. Il n’en a pas voulu. Mais le 14 juillet, les soldats du Mali sont allés défiler sur les Champs-Elysées. Les Père fondateurs et les victimes de Françafrique ont dû se retourner dans leur tombe.

Pour la génération de Boubacar Boris Diop, la tentation de l’Occident s’était forgée un alibi très honorable, celui de la lutte des classes. Se vouloir maoïste, trotskiste ou pro-Albanais – car il y avait même quelques sectateurs, rares et intraitables d’Enver Hodja ! – était, tout bien pesé, une façon à la fois rationnelle et délirante de se délester d’une africanité si lourde à porter, hier comme aujourd’hui, pour les cœurs fragiles. Voilà pourquoi Cheikh Anta Diop était irritant pour tant de monde. Quelle idée d’insister si fortement sur l’importance des langues africaines, par exemple, et de remonter aussi loin que l’Egypte ancienne pour dénouer les contradictions de l’Afrique contemporaine…

Rien n’a mieux symbolisé cette fracture entre Cheikh Anta Diop et l’intelligentsia sénégalaise, quasi uniformément marxiste-léniniste en ses diverses chapelles, que le «Symposium Sankoré» organisé par le linguiste Pathé Diagne dans le grand amphithéâtre de ce qui ne s’appelait pas encore l’université Cheikh Anta Diop. Aucun de ses nombreux contradicteurs n’a certes osé avoir à son égard un mot déplacé – il forçait le respect par son envergure intellectuelle et morale -, mais c’était un spectacle hallucinant que celui de jeunes chercheurs, brillants et pleins d’assurance défilant à la tribune pour réfuter les thèses de Cheikh Anta Diop en récitant Hegel en allemand, qui Lénine en russe. Il aurait pu leur faire au cours de ces soirées la même remarque qu’à leurs pairs de Niamey qui n’avaient cessé de le harceler pendant une conférence : «Toutes vos questions se ramènent à une seule : comment pouvez-vous continuer à soutenir de telles idées alors que les Toubabs ne sont pas d’accord avec vous ?» Boubacar Boris Diop cite de mémoire. Sans doute cet homme courtois avait-il plutôt utilisé le mot «Européens».

Lors d’un passage d’Aminata Traoré à Dakar, Boubacar Boris Diop a longuement discuté des thèses de l’auteur de « Nations nègres et culture », ce livre dont Césaire , dans « Discours sur le colonialisme », qu’il est, «à n’en pas douter, le plus audacieux qu’un Nègre ait jamais écrit». Il lui est arrivé de susciter un petit émoi, surtout dans certains cercles parisiens, en le présentant comme un disciple de Cheikh Anta Diop. Il arrive que des gens qui lui veulent du bien ou qui apprécient son travail littéraire le prennent à part après ces rencontres pour lui glisser à l’oreille qu’il est des lieux où l’on ne doit pas parler ainsi. Il signale à Aminata Traoré, entre parenthèses, qu’il a droit aux mêmes remarques désolées et incongrues à propos de Paul Kagamé que l’on est supposé haïr sans même savoir pourquoi.

Ça, c’est l’Europe. Quant à l’historien sénégalais, il est perçu d’une autre façon en Afrique et parmi les intellectuels radicaux de la diaspora noire. Il y est devenu banal aujourd’hui de se référer de Cheikh Anta Diop, mais il serait trop facile d’oublier qu’il a pendant longtemps été plutôt seul. Boubacar Boris Diop se dit parfois qu’il a peut-être eu tort de voir trop clair trop tôt. A son époque, la ligne – au propre comme au figuré – était toute tracée par le dogme communiste et il fallait une certaine témérité intellectuelle pour s’en écarter. Jamais sans doute, dans l’Histoire, une vision du monde ne s’est-elle imposée à l’humanité aussi massivement que le marxisme-léninisme. C’était dingue, le sentiment que les cultures particulières et même la géographie ne pouvaient que se plier au bon vouloir de cette grille de lecture géante. Il entendait lors de réunions clandestines tel ou tel appeler à une «solidarité active avec les camarades de Mongolie ou du Paraguay», et il avait quand même de petits doutes. C’était trop drôle, comme diraient les gamins aujourd’hui, de spéculer aussi gravement sur les contrées lointaines dans une minuscule chambre des Hlm Ouagou-Niayes (Ndlr : quartier de Dakar) !

Puisque Boubacar Boris Diop attache une si grande importance aux langues africaines, Aminata Traoré résume la crise malienne en un seul mot : «Guéré-guéré». En bamanan, le terme désigne ces malheurs qui vous tombent dessus sans que vous sachiez d’où ils viennent ni pourquoi vous en êtes la cible. Il en est ainsi de la charia imposée par les islamistes radicaux à Kidal, Gao et Tombouctou, et de la militarisation de la lutte contre le terrorisme. Elle a tendance à y voir, comme Jean-Christophe Rufin, ancien ambassadeur de France au Sénégal, une «croisade mondiale qui n’a pas de fin, qui justifie tous les engrenages et, qui, compte tenu de l’ampleur du problème, ne peut aboutir à une victoire».

Malheureusement, ces «engrenages» broient surtout les plus faibles. Voilà pourquoi il importe d’opposer, au cynisme des puissants, la profondeur de l’expérience humaine. Et celle-ci est faite pour l’essentiel du vécu de femmes qui paient le plus lourd tribut à la guerre.

Déjà presque trois mois qu’a eu lieu le premier tour de l’élection présidentielle. Pour la France, elle devait être une simple formalité de transfert et de légitimation du pouvoir, mais le peuple malien en a fait un quasi-plébiscite pour Ibrahima Boubacar Keïta. Aminata Traoré avoue qu’elle ne s’attendait pas à ce dénouement : copieusement stigmatisé, Kéita n’est pas non plus un de ces technocrates qui ont presque toujours la faveur de la «communauté internationale». Après ce scrutin censé ouvrir la voie à la réconciliation avec les rebelles touaregs, il lui faudra rebâtir l’Etat et l’armée et faire face à l’islam radical.

Aucun pays sur terre des hommes n’est à l’abri de la corruption. Ce qui différencie les régimes politiques, c’est la volonté de l’endiguer. Le mérite de Kagamé, c’est d’avoir compris que le seul vrai danger, c’est de se résigner à une sorte de consensus mou autour de la corruption, qui détruit l’économie d’un pays et ronge l’âme d’une nation. Au Rwanda, tous ceux qui abusent des biens publics savent qu’ils s’exposent à des sanctions sévères et cette absence d’impunité suffit à faire du graissage de patte non la règle, mais l’exception.

Qu’on ne s’y trompe pas : Si Kagamé a osé mettre la lutte contre la corruption au cœur de son projet politique, c’est parce que lui-même est au-dessus de tout soupçon. L’homme est en effet d’une telle intégrité que même ses plus farouches ennemis – Dieu sait qu’ils sont nombreux et terriblement haineux - n’osent jamais l’attaquer sur ce terrain.

A l’occasion du deuxième anniversaire de l’assassinat de Mouammar Kadhafi, Boris Diop donne son opinion sur cet événement. On verra que les médias veilleront soigneusement à n’en rien dire. Au fonds, les circonstances de la mort du Guide libyen continuent à être embarrassantes pour tout le monde. On n’a pas besoin d’être d’accord avec son projet politique pour avoir un peu honte de la manière dont il a fini sa vie, un jeudi matin, dans les rues de Syrte.

Chaque jour, de nouveaux événements viennent aggraver le trouble ressenti dès le déclenchement du «printemps arabe». Si le désir de changement des insurgés était sincère, il faut bien reconnaître qu’il a été perverti et que l’infamie s’est vite invitée dans ce qui devait être une fête de la liberté retrouvée. Le lynchage public du chef de la Jamahiriya est une des manifestations de ce troublant déferlement de haine sur tout un pays.

Boubacar Boris reste profondément choqué, deux ans après, par le soin tout particulier que l’on a mis pour faire mourir une seconde fois le colonel Mouammar Kadhafi, en l’inhumant «quelque part» dans le désert libyen. Ces funérailles secrètes, au petit matin, rappellent celles, tout aussi singulières, d’Oussama Ben Laden jeté aux requins. Elles suscitent aussi, en définitive, les mêmes interrogations et la même perplexité. Dans un monde normal, on ne peut, comme Obama, s’arroger le droit de persécuter ses ennemis jusque dans l’au-delà et continuer à se prétendre sans rire le bouclier universel des droits humains. Dans le cas du Guide libyen, la violation des lois de la guerre et de la résolution 1973 du Conseil de sécurité s’est doublée d’une volonté manifeste de profaner sa mémoire.

A vrai dire, il n’est pas nécessaire de remonter aussi loin dans l’Histoire : la fin tragique de Patrice Lumumba rappelle à maints égards celle de Kadhafi. Humilié et battu en pleine rue par les soldats de Mobutu, le Premier ministre congolais a été fusillé par un peloton d’exécution commandé par deux gardes belges qui l’avait sauvagement torturé auparavant. Mais l’affaire ne s’arrête pas là : peu de temps après son enterrement, il a été exhumé par les frères Soete, deux policiers, qui ont pris soin de découper son corps en petits morceaux et de le dissoudre dans une cave d’acide sulfurique.

Déjà à l’époque, un mandat en bonne et due forme de l’Onu avait servi de cache-sexe à l’Américain Eisenhower et à l’ex-puissance coloniale belge, qui tous redoutaient qu’un pays aussi riche en minerais stratégiques ne bascule dans le camp communiste.

Ce livre qui est un échange de lettres entre un écrivain sénégalais et une malienne, ancien ministre de la Culture, est plein de remarques pertinentes. Il mérite de faire l’objet d’un débat sérieux au sein de l’intelligentsia africaine. A ce titre, il devrait être lu avec beaucoup d’attention par les chercheurs, les hommes politiques, les syndicalistes et les étudiants.

NOTE
1) La gloire des imposteurs – Lettres sur le Mali et l’Afrique
Par Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop – Philippe Rey 2014 – 233 pages

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** Amady Aly Dieng est économiste, chroniqueur littéraire

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