L’Afrique face aux illusions d’une nouvelle révolution verte

http://www.pambazuka.org/images/fr/articles/51/fr47270seeds.jpg Sélingué (Mali), 22 novembre 2007
Quelque cent cinquante acteurs du développement rural, venus du monde entier, se retrouvent dans ce village malien. Ils sont Africains pour l’essentiel, mais aussi asiatique, Latino-américain, Européens, Américains, etc. Sélingué est à 150 km de Bamako. On dort dans des cases au confort rustique. Le réfectoire est à l’air libre, sous un toit de chaume. ll faut faire 200 m pour rejoindre les toilettes communes à «fosse perdue»… Pendant une semaine, les journées commencent à 9h et se terminent à 19h. On parle de faim, de pauvreté, de changements climatiques, de développement rural, de «révolution verte». Dans ce conclave paysan en pleine brousse, loin des salles climatisées qui accueillent d’habitude les séminaires, «l’Afrique défend ce qui lui reste après qu’elle a tout perdu : sa terre. Dans leur nouvelle offensive, les multinationales veulent nous voler ce qui est le sens de nos vies».

Du 26 novembre au 2 décembre 2007, la société civile paysanne s’est ainsi retrouvée pour parler de résistance et d’alternatives devant des orientations et des politiques agricoles considérées comme des menaces à la souveraineté alimentaire. La Révolution verte «2e formule» est clouée au pilori. On ne veut ni des Ogm ni des biocarbutants, encore moins d’un agrobusiness qui transforme les paysans en ouvriers agricoles. La rencontre est organisée par plusieurs organisations internationales, africaines et maliennes, engagées dans la lutte pour la souveraineté alimentaire (1).

L’idée d’une révolution verte n’est pas nouvelle. On l’a vécue à grande échelle en Asie et en Amérique latine dans les années 1970-80. En Afrique, des expérimentations ont eu lieu ici ou là pendant la même période. Il s’agissait, avec l’appui des bailleurs de fonds (voir l’article sur Le retour de la Révolution Verte ou la nouvelle alliance philanthropico-capitaliste en Afrique), de «booster» la production agricole à coup de fertilisants, de mécanisation, de semences expérimentales, d’irrigation massive…

Quelques miracles ont eu lieu ici ou là, mais la terre, qui ne ment pas, a renvoyé sa vérité aux tenants de cette approche productiviste. Quand les financements extérieurs ont cessé et que les structures d’encadrement ont fait faillite, les paysans se sont retrouvés avec des terres acidifiées, fatiguées à force d’exploitation abusive, appauvries et incapables d’assurer ce minimum vital qu’elles assuraient dans le cadre de la production familiale.

C’est cette révolution verte qui revient en force. Avec des enjeux lourds et des financements énormes. Derrière les rideaux, les Fondations Gates et Rockefeller endossent l’habit des bienfaiteurs. Pour enclencher le processus, les deux institutions avaient mis 150 millions de dollars sur la table en 2006. Un an plus tard, l’enveloppe était doublée.

Les intentions avancées sont nobles. Il s’agit de combattre la famine et la misère qui frappe aujourd’hui 854 millions de personnes dans le monde, dont 820 millions dans les pays en développement. Une population de nécessiteux dont les 70 % vivent en milieu rural et parmi laquelle 60% sont des femmes. Mais derrière les intentions il y a les véritables intérêts qu’on s’est appliqué à déceler à dénoncer lors de la rencontre de Sélingué.

La mise en scène

Sommet du G8 au Canada, en 2002. La pauvreté et la misère s’invitent à la table des riches. Les résolutions sont fortes et les regards se tournent vers l’Afrique. La porte est ouverte aux «mécènes». Rockefeller dépoussière son programme de «Révolution verte» des années 1960, lui imprime une nouvelle orientation et offre 50 millions de dollars. Gates avance les fonds complémentaires, pour 100 millions de dollars. Les premières initiatives concernent la recherche. Des centres se créent ou sont relancés à Dakar, Nairobi, Lagos, Johannesburg et Accra. Leurs travaux portent sur de nouvelles semences destinées à améliorer la production.

Mais des soupçons émergent. S’agit-il de produire pour remplir les greniers ou pour faire le plein des réservoirs des voitures, s’est-on interrogé Sélingué ? Car, de plus en plus, les pays africains succombent à l’attrait du biocarburant. De même que les Ogm, combattues en Europe, trouvent des oppositions moins fermes en Afrique et commencent à prendre racine.

Les bras séculiers

Si les fondations Gates et Rockefeller se sont faits les porte-drapeau de la nouvelle révolution verte, les symboles qui l’accompagnent traduisent une autre vérité. En effet, les multinationales des semences que sont Monsanto, Sygenta et Du Pont, s’en sont fait les bras séculiers. Avec des perspectives évidentes de profit. Quand l’agriculture africaine sera mise aux normes de nouvelles politiques semencières mises au point dans les laboratoires, un important marché s’ouvrira à eux.

A Sélingué, on a étalé les organigrammes de ces multinationales et celles des Fondations Gates et Rockefeller. C’était pour montrer les passerelles existant entre leurs différents Conseils d’administration et leurs intérêts communs. Le montage dénoncé est alors limpide : les uns préparent un terrain fertile sur lequel les autres vont ensemencer et récolter leurs milliards.

Les enjeux

Dans ce marché africain qui se dessine, les paysans ne produiront plus par eux-mêmes. De nouvelles semences remplaceront bientôt le capital semencier traditionnel qui leur offre une autonomie dans la production et l’auto-consommation. Les variétés qui vont s’imposer à eux sont faites pour les enfermer dans une logique de production industrielle. De quoi tuer, en eux, le sens premier du paysan préoccupé par sa propre subsistance familiale, source de souveraineté alimentaire.

Les coûts et contrecoups

La crainte des paysans africains, manifestée à Sélinguée, est de voir révolution verte rimer avec agro-industrie et biotechnologie. Deux notions qui renvoient au biocarburant et aux Ogm dont l’implantation dans les pays du Nord rencontre des résistances.

Les Ogm représentent une menace contre les diversités semencières et tendent à uniformiser un marché dont les multinationales pourront profiter entièrement.

Le biocarburant aussi se heurte à une logique alimentaire. Faire de l’essence avec du maïs ou de la canne à sucre revient à changer de destination une partie de la production destinée à l’alimentation et créer un déficit. D’autres espèces non comestibles, comme le jatropha, sont aussi destinés au biocarburant, mais leur production sur de larges espaces revient à empiéter sur les terres de cultures traditionnelles. De même, les paysans qui les produisent le feront au détriment de leurs cultures de subsistance. Ce qui crée la même situation de déficit.

Devant les pays du Nord qui défendent leurs espaces et leurs variétés agricoles, c’est vers l’immense étendue des terres africaines que les multinationales semencières se tournent aujourd’hui. D’autant que le continent offre les plus grands réserves de ressources naturelles, alors qu’un peu partout ailleurs leur raréfaction ou leur dégradation commence à créer des situations d’urgence.

Pousser l’Afrique vers le biocarburant n’obéit ni à une logique évidente ni à des urgences manifestes. Ce n’est pas sur ce continent qu’on souffre de la «civilisation de l’automobile». Les plus grandes émissions de gaz qui participent au réchauffement climatique ne proviennent pas non plus de là. Et pourtant, là où les Américains et les Européens mangent leur maïs et leur sucre, les Africains feront du leur de l’essence. Pour se nourrir de quoi après ? Les prix du pétrole montent en flèche ? Le riz et le mil se raréfient aussi.

La fuite en avant

Signe des temps, en ce 30 novembre 2007 où, à Sélingué, les participants à la conférence paysanne commençaient à tirer leurs conclusions et à asseoir leurs recommandations, le président sénégalais Abdoulaye Wade inaugurait la première usine de biocarburant dans son pays. Elle est sise à Richard-Toll, ville du nord du Sénégal où se trouve l’une des plus grosses industries du pays, la Compagnie sucrière sénégalaise. Pour M. Wade, «le combat économique c’est cela. Il s’agit pour tous les pays de réduire la dépendance (pétrolière) par rapport à l’extérieur et autant que possible de produire chez nous. Une usine comme celle-là aura d’autres effets que ceux des prix purement. Il y a la création de la main d’œuvre depuis la production jusqu’au produit fini. Et ces différents éléments concourent à faire une économie qui tourne bien».

Ignorance ou banalisation, aucune référence n’est faite par le chef de l’Etat sénégalais aux impacts possibles sur l’agriculture. Par contre, le directeur général de la Compagnie sucrière sénégalaise (Css) ne semble rien en ignorer, quand il déclare : «La production d’éthanol ne constitue en aucune manière une menace pour celle du sucre.» Sauf qu’il est difficile de le croire. Produire de l’éthanol s’apparente plutôt à une échappatoire pour la Css. Depuis des années, la libéralisation du marché du sucre et les importations massives, en plus de la contrebande, ont fait chuter sa production. Quand la société trouvera son compte dans l’éthanol, le sucre fondra au fond des réservoirs d’éthanol. Une unité de production en remplacera une autre et on peut commencer à se poser des questions sur les effets collatéraux, dans la mesure où la Css, avec quelque 6 000 travailleurs permanents ou saisonniers, est le plus gros employeur privé du Sénégal.

Au début de cette année 2008, le président sénégalais a inauguré une autre unité de production de biocarburant à partir du jatropha, au niveau de la Sococim, une des principales cimenteries du pays. Elle aussi confronté à un marché concurrentiel où ses capacités de production lui permettent difficilement de suivre.

Pour accompagner tout cela, un ministère du Biocaburant a été créé au Sénégal. La fonction est encore inédite en Afrique, mais la dynamique d’adhésion à l’éthanol commence à faire tache d’huile sur le continent.

Fuite en avant

La culture du jatropha à des fins de biocarburant est encore expérimentale au Sénégal. L’espèce est pourtant bien connue des paysans qui la faisaient pousser pour clôturer les champs, parce qu’elle n’était pas comestible pour les bêtes. Elle servait aussi à faire du savon. Demain, ce sera la ruée sur cette espèce dont la culture était accessoire. Le président de la plateforme paysanne malienne campe bien les enjeux : «Quand on propose à un paysan de lui acheter à 200 francs Cfa le kilo de jatropha, je n’oserai jamais aller lui dire de ne pas la cultiver. Ils va me tirer dessus». Sauf qu’on ne mange pas du jatropha. Cependant, les paysans vont abandonner d’autant plus aisément les cultures vivrières qui les font vivre, que ces productions ne suffisent plus et que les gouvernements ont tourné le dos aux véritables politiques de développement agricoles, avec des prix incitatifs et des facteurs de production suffisants.

Vérité d’ailleurs
A la une de The Economist du 8-14 décembre 2007, le titre vient en surimpression sur l’image d’un toast grillé. Il est écrit : The end of cheap food («La fin de la nourriture à bon marché»). A l’intérieur, le constat vaut tous les aveux : «Cette année, les biocarburants vont consommer un tiers (un record) de la culture de maïs des Etats-Unis. Cela affecte directement le marché de l’alimentation : remplissez le réservoir d’un SUV (4X4 utilitaire) d’éthanol et vous avez assez de maïs pour nourrir une personne pendant une année.»
Si les Américains ne veulent pas voir leur maïs finir en fumée dans les moteurs de leurs voitures, il leur faut trouver, ailleurs, d’autres qui leur produiront ce biocarburant. La révolution verte derrière laquelle poussent Gates et Rockefeller, appuyés par des multinationales de l’industrie semencière, semble plus tournée vers ce besoin que vers la satisfaction des besoins alimentaires des paysans africains.

In fine
Propos d’un paysan à Sélingué : «Quand nous ne produirons plus de lait, de céréales ou de viande parce qu’il faut cultiver pour vendre aux unités agroindustriels, où irons-nous trouver ce que nous devons manger ? Il faudra acheter les produits importés du Nord. Nous ferons de l’essence, ils feront de la nourriture. De quoi avons-nous le plus besoin ?»

* Tidiane KASSE – Rédacteur en chef de la version française de Pambazuka News

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(1) La rencontre de Nyéléni a été organisée par : Climate Network Africa, International Alliance Against Hunger, More and Better, Union Nacional de Camponeses Mozambique, Coordination nationale des organisations paysannes du Mali, l’Institut de recherche et de promotion des alternatives en développement, African Center for Biosafety, FoodFirst, Terra Nuova (Italie), Development Fund (Norvège).

Les conférences ont porté sur quatre thèmes, dont un était abordé par jour :
- le changement climatique et ses conséquences sur l’agriculture, la pêche, l’élevage en Afrique
- la lutte contre la faim
- L’aide au développement pour le développement rural en Afrique