Violences contre les femmes dans les conflits armés : Quel rôle pour les soldats de maintien de la paix ?
Si la violence sexuelle n'est pas prise en compte au cours d'un conflit, elle hantera l'après-guerre et la paix apparente ne sera qu'une mauvaise plaisanterie aux yeux de la moitié de la population. J’étais au Libéria récemment, où j'ai pu rencontrer de nombreuses personnalités : la présidente Ellen Johnson-Sirleaf, des hauts fonctionnaires du ministère de la Santé, la ministre de la Femme et du Développement, des cadres de la Fondation Clinton, le consultant qui a rédigé la législation qui servira à la Cour spéciale destinée à juger les crimes sexuels, ainsi qu'un représentant de l'UNICEF et de nombreux membres du personnel de cette institution. Malheureusement, je n'ai pas eu l'occasion de rencontrer la Mission des Nations Unies au Libéria, dont les forces de maintien de la paix ont inévitablement été évoquées lors de chaque conversation.
Le cadre dans lequel ces conversations ont eu lieu, est résumé par les mots de l'envoyée adjointe de l'ONU pour l'État de Droit au Libéria, lorsqu'elle a déclaré, le 20 mai dernier : « On ne peut pas s'attendre à ce que les futurs leaders du Libéria, les docteurs, les infirmières, les ingénieurs libériens puissent être élevés au sein d'une population de violeurs et de femmes en colère, souillées, terrifiées, troublées, souffrant de dépression et de honte.
Elle se référait à l'augmentation de la violence sexuelle qui frappe le pays en ce moment, et qui inquiète tant la population. Les statistiques ont de quoi faire peur : une enquête récente menée par l'UNICEF montre que plus de la moitié des cas de viols signalés concerne des attaques violentes sur des jeunes filles âgées de 10 à 14 ans. D'après la conseillère pour les femmes de l'UNICEF, ces chiffres sont sans doute en augmentation, et l'on craint que cela ne soit bientôt suivi d'une augmentation du taux de jeunes femmes séropositives au Libéria.
La ministre de la Femme m'a communiqué les données pour mars 2008 : la majorité des cas de viols dénoncés ce mois-là concernait des fillettes de moins de 12 ans, voire même de moins de 5 ans. Elle m'a également raconté des cas de viols collectifs tellement insensés et dépravés qu'ils m'ont rappelé certaines pièces dans un musée de l'Holocauste. Une étude complémentaire sur les 15 comtés du pays a montré que les jeunes des deux sexes sont tous convaincus que les filles sont le groupe le plus exposé au Libéria et, bien que cela puisse paraître incroyable, que les adolescentes n'étaient nulle part et jamais en sécurité.
Bien entendu, la présidente Johnson-Sirleaf est abasourdie par la force de la violence sexuelle. Pour elle, la légitimité de son mandat tient très concrètement à sa capacité à confronter et à gagner la guerre menée contre les femmes. Mais comment en sommes-nous arrrivés là ? La MINUL est en place depuis 2003 et comte un important contingent de femmes-soldat de la paix : il existe un bureau pour le Conseiller pour la Femme, et un Conseiller pour le VIH/Sida ; la question de la Femme fait partie de son mandat ; l'envoyée de l'ONU et son adjointe sont toutes des femmes et la résolution de 2003 qui a permis la constitution de la MINUL incorpore la Résolution 1325 du Conseil de sécurité qui - vous serez d'accord avec moi - est censée garantir la participation des femmes dans le processus de maintien de la paix, et, plus important encore, doit garantir la protection et la sécurité des femmes de violences sexuelles et de violations des droits humains.
Manifestement, tout cela n'a pas fonctionné au Libéria, où la situation ne fait qu'empirer pour les femmes et les filles. À quel moment avons-nous fait fausse route ?
À mon avis, et de l'avis de l'organisation à laquelle j'appartiens (AIDS-Free World), les forces de maintien de la paix et leur commandement doivent prendre en compte beaucoup plus sérieusement la lutte contre les violences sexuelles. Il est tout simplement impossible de continuer d'arguer que ce qui prime sur tout autre impératif humain est le maintien à distance des forces armées. C'est faux. Vous pouvez faire réussir à obtenir un semblant de paix, mais pour les femmes dans le pays, le conflit continue de la manière la plus atroce et douloureuse possible.
Dans le cas du Libéria, le problème n'est pas un mandat problématique : comme je le disais, la Résolution 1325 fait partie intégrante des obligations du maintien de la paix. Quiconque sera d'accord sur l'idée que lorsqu'un soldat de maintien de la paix sur le terrain apprend que l'on a commis un acte de violence sexuelle, où qu'il/elle a des raisons de penser que de tels actes ont été ou vont être commis, il/elle a l'obligation d'intervenir ou, pour utiliser l'expression consacrée, la responsabilité de protéger.
Permettez-moi d'être encore plus clair. Les soldats de maintien de la paix ne sont pas des observateurs passifs de la famille humaine. Ces soldats vont dans un pays, ils découvrent son architecture sociale, ils observent au jour le jour l'évolution des forces politiques en présence. Ils finissent par reconnaître les faiblesses, les extrêmes, les anomalies. Très souvent, ils savent à quel moment un conflit est sur le point d'éclater. Ils peuvent deviner le moment où des hommes peuvent perdre le contrôle. Ils sentent le pouls de la culture. Lorsque tout éclate, ils sont là pour témoigner. Ce que je veux dire, c'est que lorsque les agressions sexuelles deviennent endémiques, les forces de maintien de la paix s'en étonnent rarement. Dans certains cas, ce sont les seuls à avoir anticipé les horreurs à venir.
Ce type de savoir entraîne une obligation morale. Ce type d'intuition entraîne une responsabilité. Il ne suffit pas d'arrêter les échanges de tirs lorsque les viols se poursuivent sans discontinuer. La seule armistice qui vaille la peine restaure la paix pour toute la population, hommes et femmes. On ne peut se satisfaire d'une trêve ou de la signature d'un traité de paix trempé dans le sang de femmes violentées.
La sagesse populaire voudrait que ce soit le travail du Conseil de sécurité de décider de la politique à suivre, et aux forces de maintien de la paix de mettre en œuvre cette politique. Mais ce serait trop simple. Le Département des Opérations de Maintien de la Paix, et ses contingents militaires dans les différents pays, devraient crier sur tous les toits lorsqu'ils ont l'impression que leur rôle est restreint d'une manière ou d'une autre. Si vous avez besoin de plus de soldats, réclamez-en davantage. Si vous avez besoin de plus de formations, demandez-les. Si vous avez besoin d'un contingent de policiers plus important, exigez-les. Si, sur le terrain, vous êtes le témoin d'une explosion d'agressions sexuelles, il faut, après votre intervention, noter les noms des soldats et des témoins et réclamer de la Cour pénale internationale qu'elle effectue des enquêtes et des mises en examen. Si les États membres de l'ONU refusent de coopérer, alors il faut organiser des conférences de presse pour dire au monde comment des femmes sont sacrifiées sur l'autel d'une radinerie myope, ou, pour être peut-être plus précis, sur l'autel d'un sexisme pavlovien.
Ce que je dis n'est pas une plaisanterie ; je suis tout à fait sérieux. Les Nations unies ne peuvent pas autoriser la poursuite de ces terribles violences contre les femmes en se réfugiant derrière les ambiguïtés d'un mandat. Permettez-moi de rappeler que c'est justement ce qu'a fait le Département des Opérations de Maintien de la Paix entre janvier et avril 1994, dans sa lutte tordue avec le Commandant des forces de l'ONU, le général Romeo Dallaire, autour des règles d'engagement. Après ça, 800 000 Rwandais sont morts et la guerre a commencé au Congo.
Nous estimons aujourd'hui que 5,4 millions de personnes sont mortes en RDC depuis la fin du génocide au Rwanda. Ce conflit était finalement censé se terminer en janvier dernier à l'occasion d'un accord de paix. Dans une certaine mesure, les combats ont cessé. Mais comme toujours, comme au Libéria, la guerre n'est jamais terminée pour les femmes.
Dans le cas de la RDC, le rôle des forces de maintien de la paix ne saurait être plus clair. Les termes de la Résolution du Conseil de sécurité du 21 décembre 2007, qui étend le mandat de la mission de la MONUC, la mission de l'ONU au Congo, ne peuvent absolument pas prêter à confusion : le paragraphe 18 exige de la MONUC, compte tenu de l’ampleur et de la gravité des violences sexuelles, commises en particulier par des éléments armés, en République démocratique du Congo, d’entreprendre un examen approfondi des mesures qu’elle prend pour prévenir les violences sexuelles et y faire face et d’élaborer, en coopération étroite avec l’équipe de pays des Nations Unies et d’autres partenaires, une stratégie globale, à l’échelle de la mission, visant à renforcer ses capacités de prévention, de protection et d’intervention dans le domaine des violences sexuelles, notamment en dispensant une formation aux forces de sécurité congolaises, conformément au mandat qui est le sien, et de rendre compte régulièrement, y compris au besoin dans une annexe distincte, des actions menées à cet égard, en présentant notamment des données concrètes et des analyses des tendances.
Il me semble que ceci montre bien que le Conseil de sécurité était parfaitement conscient que les choses n'allaient plus du tout dans le domaine des violences sexuelles, et que le Conseil donnait clairement un ordre à la MONUC de reprendre les choses en main. De ce point de vue, il est intéressant de voir que le Conseil de sécurité est allé encore plus loin : la clause finale de la résolution exige du Secrétaire général lui-même de faire un rapport sur les questions mentionnées dans le Paragraphe 18.
Bien entendu, je ne peux prétendre savoir exactement ce qui traversait l'esprit des membres du Conseil de sécurité, mais voici ce que je sais : le Dr. Denis Mukwege, qui dirige l'Hôpital Panzi pour les victimes de viols et de violences sexuelles, dans la ville de Bukavu, dans l'est du pays, m'a dit, lors d'une rencontre il y a trois semaines à la Nouvelle-Orléans, que bien que l'afflux de femmes violées a peu à peu diminué depuis l'accord de janvier, le nombre de victimes demeure effroyable. Le personnel de l'UNICEF sur le terrain s'accorde à dire que la situation reste cauchemardesque pour les femmes, qui vivent dans la peur d'être violées, torturées, mutilées et infectées par le VIH. Qui pouvait s'attendre à autre chose, alors qu'un nombre incalculable de femmes victimes de diaboliques violences sexuelles n'étaient ni à la table de négociation en janvier dernier, ni signataires de l'accord, en violation directe avec la Résolution 1325 ? Qui peut encore feindre d'être surpris par les rapports des ONG congolaises sur le terrain, qui affirment que pendant la période de soi-disant maintien de la paix dans le pays, les femmes ont encore trop peur de quitter leur domicile ?
Lorsque le sous-secrétaire général John Holmes disait que le Congo était le pire pays au monde pour les femmes, il avait raison. Lorsqu'à son retour du Congo, la célèbre auteur des « Monologues du vagin », Eve Ensler, a écrit qu'elle revenait de l'enfer, elle avait raison. Lorsque la co-directrice de mon organisation, AIDS-Free World, Paula Donovan, s'est rendue sur place en novembre et a dit que la guerre menée contre les femmes était peut-être la plus sauvage démonstration de misogynie jamais mise en œuvre dans une région en conflit, elle avait raison.
Les femmes en RDC sont actuellement les victimes de choses terribles, inouïes. Je veux simplement insister sur le fait que la MONUC a déjà, dans le cadre de son mandat, tout ce qu'il faut pour mettre fin au règne de la terreur. La MONUC peut également avoir les moyens, si elle le souhaite, de mettre fin au règne de la terreur. Si la MONUC pense manquer de quelque chose pour protéger les femmes au Congo, que ce soit du personnel, des policiers, du matériel, de la formation, du temps, des dirigeants, ou des ressources, il faut les réclamer. Et si ces demandes ne sont pas entendues, il lui appartient d'informer le monde que la folie meurtrière est à l'œuvre, et qu'elle ne connaît pas de limite.
Normalement, dans ce genre de situation difficile, les gens se tournent vers le Secrétaire général des Nations unies pour lui demander de l'aide. Mais comment lui faire confiance ?
Il faut féliciter le Secrétaire général de son engagement pour la Birmanie ou contre l'augmentation du prix des denrées alimentaires, mais peut-on retrouver la même fiévreuse agitation lorsqu'il s'agit de la violence sexuelle ? Le Secrétaire général devrait insister sur l'invocation de la Responsabilité de protéger au Congo, mais il ne le fait pas. Il ne va pas instinctivement chercher à défendre et protéger les droits des femmes. Après tout, ce Secrétaire général a accordé une immunité à l'ancien Haut Commissaire pour les Réfugiés, au moment où une plainte pour harcèlement sexuel a été déposée contre lui dans une cour de New York. Je me souviens qu'au moment de sa nomination, le Secrétaire général avait avoué à un groupe d'ONG qu'il ne connaissait pratiquement rien à la problématique du genre. Un an plus tard, les connaissances qu'il a acquises dans ce domaine semblent ne pas avoir changé d'un iota.
Non. Si nous voulons changer les choses, avec ou sans l'aide du Secrétaire général, les forces de maintien de la paix doivent être au cœur de la transformation. Ce serait formidable. La Résolution 1325 serait finalement tirée des poubelles du Conseil de sécurité et les femmes, libérées de la peur, pourraient prendre en main leur destin collectif. Vous pouvez être sûrs qu'il n'y aurait aucune hésitation.
Si tous les soldats de maintien de la paix étaient des femmes, et les hommes dans un pays étaient victimes de violences sexuelles, croyez-vous que les femmes se contenteraient d'observer les atrocités les bras croisés? Évidemment non. En plus, elles n'auraient même pas besoin d'une Résolution des Nations unies pour leur dire ce qu'il faut faire.
* Stephen Lewis est co-directeur de AIDS-Free World (Un monde sans Sida)
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