Les conditions pour une société civile indépendante en Afrique

Une société civile saine requiert aussi bien des liens que des ponts solides, des associations qui satisfassent aux besoins de la population et des liens qui s’enracinent dans le passé pour maintenir une continuité avec le présent tout en progressant vers un nouveau Soi. En Ouganda, au Ghana et au Nigeria, l’appartenance ethnique a fourni un point de ralliement pour une mobilisation populaire dans des contextes où la répartition actuelle du pouvoir a fermé la voie à une participation à une gouvernance démocratique. Ce qui apparaît comme des conflits ethniques est le plus souvent une lutte pour l’accès aux ressources et au pouvoir politique qui sont manipulés à partir des différences tribales ou de clans.

Néanmoins, la durabilité de ces liens pose la question de la relation entre la société civile, la gouvernance démocratique et l’avènement de la paix et autres objectifs de développement en Afrique. (…)

L’infiltration ou même le contrôle direct d’associations de la société civile par le gouvernement est monnaie courante au Cameroun, au Bénin, en Ethiopie, au Soudan et dans d’autres contextes africains. Dans les milieux académiques, la bataille fait rage entre ceux qui estiment que la société africaine est trop fragmentée par ses particularités pour pouvoir souscrire à la notion de bien public, et ceux qui argumentent que la vie associative traditionnelle porte en elle les graines d’une authentique société civile. Mais sur le terrain, au Kenya, au Sénégal, en Afrique du Sud et ailleurs, ces arguments sont contrés par des sociétés qui ont développés des tissus associatifs plus riches, y ayant intégré des fils de deux traditions. Si ces fils peuvent être tissés ensemble, produire des gains politiques et sociaux va dépendre de nombre de facteurs, les uns internes à la société civile, les autres extérieurs.

Le plus important de ces facteurs extérieurs est constitué par la nature des régimes politiques qui, dans la plupart des pays africains, continue de restreindre la possibilité pour quelqu’un appartenant à la société civile d’influencer les affaires publiques, peu importe le type d’association auquel il appartient. Comme le formulait David Sogge, «là où les Africains ont réussi à s’organiser pour transformer l’ordre politique, les droits et l’estime collective de soi ont progressé. Cependant, là où l’interaction entre des intérêts globaux et la vulnérabilité nationale ont prévalu, les avancées de la citoyenneté ont été bloquées ou ont reculé. Les leaders africains ont dilapidé les biens publics et la confiance du public. La compétition politique et l’espace pour une citoyenneté active ont été marginalisés ou poussés dans la clandestinité. Dans de telles situations, les associations de la société civile doivent constamment lutter pour leur survie. Mais là où la vie est moins rude, elles peuvent se développer en des mouvements sociaux fructueux. Le Treatment Action Campaign en Afrique du Sud en est un bon exemple.

Il est clair qu’à l’interne la société civile n’est pas toujours une source de soutien à la paix et à la démocratie. Certaines associations se sont explicitement engagées en faveur du renforcement du droit des citoyens, cependant que d’autres ont peu d’ambitions générales et préfèrent défendre les intérêts sociaux, économiques et culturels de leurs membres. Ceux engagés dans la promotion de la démocratie n’ont souvent pas d’enracinement dans la communauté, au-delà de l’élite urbaine. Ce qui limite leur influence. Par conséquent, des actions incluant les sphères publiques et la société civile sont rares, n’ayant lieu qu’au moment des crises et sont difficiles à maintenir au-delà des premières vagues d’élections démocratiques - même en Afrique du Sud où les ONG et les organisations communautaires ont exercé une grande influence avant et après la fin de l’Apartheid et ont maintenant plus de 50 000 membres, ou au Kenya qui trois fois plus d’associations civiles. La dépendance aux bailleurs de fonds étrangers est élevée, ce qui rend les groupements de la société civile vulnérables aux attaques les accusant de représenter des agendas extérieurs.

La question qui reste à poser n’est pas de savoir si l’Afrique a des sociétés civiles - clairement elle en a - mais bien comment est-ce que ces sociétés évoluent sur le terrain, et comment est-ce qu’on peut les aider à progresser de façon à ce qu’elles soient adaptées et effectives dans des contextes différents. Un des aspects des plus importants dans le débat contemporain concernant la société civile, aussi bien en Afrique que dans le monde musulman, est le rejet délibéré des modèles occidentaux et de la thèse «du clash des civilisations» qui, parfois, les accompagne, au profit d’une exploration nuancée du développement de la vie associative dans des contextes différents.

Le débat sur l’incompatibilité supposée entre les cultures africaines ou islamique et la société civile (ou démocratie) est bien plus fréquent en Occident que dans le monde musulman où l’attention est focalisée sur l’actualisation des formes de comportements civiques et démocratique, dans des dictatures ou semi dictatures. Comme l’observe Anwar Ibrahim, « on ne parle par du christianisme et de la démocratie ou de l’hindouisme et de la démocratie», mais « islam et démocratie» est le discours géopolitique du jour. « La compatibilité ou l’incompatibilité de l’Islam et de la démocratie n’est pas un sujet de spéculations philosophiques, mais bien de lutte politique», a conlu Asef Bayat. La faiblesse de la société civile est le résultat d’un conflit entre les oppresseurs et les opprimés et non un conflit religieux entre l’Islam et l’Occident, discours qui a actuellement une résonance considérable à travers toute l’Afrique.

Lorsque nous considérons les sociétés civiles africaines sous cet angle, nous trouvons des résultats surprenants. Prenons l’Egypte, par exemple, où, malgré une répression politique continue, la vie associative a produit un cocktail fascinant de composantes islamiques et séculaires qui sont parfois en conflit et se recombinent afin de produire de nouvelles ouvertures à la démocratie et au développement, même si aucune d’entres elles n’a encore obtenu de résultats importants.

Ces associations incluent les éléments pro démocratiques des Frères musulmans, des musulmans modérés, des Jihadistes repentis, Kefaya, le mouvement pro démocratique pour le changement qui a commencé en 2004 par une manifestation devant les cours de justice au Caire, des grèves parmi les travailleurs du textile qui ont permis d’écarter la hiérarchie du syndicat contrôlé par l’Etat, la rencontre des militants du blog qui ont créé un « agrégateur» afin de renforcer les liens entre eux dans l’espace virtuel (plus de 10 000 et dont le nombre double tous les 6 mois selon une estimation récente), le mouvement du 9 mars pour regagner l’indépendance des universités, les Ecrivains et les Artistes pour le changement, les militantes féministes, le réseau des écrivains et des intellectuels et les Egyptiens contre la Torture (organisés pour contrer les abus des services de la sécurité d’Etat).

Donc il y a toujours une énergie sociale et civique et par conséquent il y a toujours de l’espoir et un potentiel, même lorsque les circonstances semblent peu prometteuses. La question, dès lors, se pose de savoir ce que nous pouvons faire afin de protéger et de promouvoir la société civile en Afrique et ce que nous pouvons apprendre des efforts déployés ailleurs. La première question concerne les différences sociales. Est-ce que la société civile peut forger de nouvelles connexions par-dessus les anciennes frontières afin de cimenter une circonscription large en faveur des réformes et des responsabilités. La deuxième concerne les relations à l’Etat où il s’agit de trouver l’équilibre juste entre soutien et indépendance.

Sous-jacents à ces thèmes, il y les questions ordinaires concernant la légitimité, la responsabilité, la capacité et les ressources pour une action civique authentique et durable que j’aborderai dans mes conclusions. Parce que le contexte est réellement important, il est impératif de résister à la tentation de donner trop rapidement la priorité à certaines organisations, réseaux ou cadres légaux, comme étant la réponse à ces questions. Plutôt, nous devons concentrer notre attention sur les conditions dans lesquelles les sociétés civiles peuvent se façonner elles-mêmes et considérer leur relation avec l’Etat et le marché, en fournissant plus de sécurité, d’opportunités et de soutien.

Ceci signifie qu’il faut s’attaquer à toutes les formes d’inégalité et de discrimination, donner aux gens les moyens d’être des citoyens actifs, de procéder à des réformes politiques afin d’encourager la participation, de garantir l’indépendance des associations et de construire des fondations solides pour des partenariats institutionnels sous forme d’alliances ou de coalitions.

Considérant d’abord la question des différences sociales, il est important de reconnaître que l’ethnie et autres identités ne peuvent ni ne doivent être éradiquées parce qu’elles font partie de nous-mêmes. Par conséquent, elles doivent être gérées. Ce qui est impossible aussi longtemps que l’asymétrie économique et politique est aussi importante et que leur représentation est aussi inégale. Si la société civile reproduit cette asymétrie, elle devient partie du problème et non de la solution. C’est seulement lorsque les gens se sentent en sécurité qu’ils iront à la rencontre et établiront des liens avec l’autre et forgeront de nouvelles alliances avec ceux qu’ils ont traditionnellement considérés comme des rivaux ou des ennemis.

Dans ce sens, l’inégalité et l’insécurité sont du poison pour la société civile. Il s’en suit que le soutien pour une économie équitable et inclusive, des soins de santé et la scolarisation pour tous, une représentation juste dans les fora politiques et gouvernementaux - ce qui n’est pas généralement considéré comme étant des terrains d’intervention lors de la construction de la société civile - sont les éléments les plus importants. Garder un lien explicite entre l’équité sociale et économique et l’approfondissement de la démocratie est la clé pour éviter les listes anémiques habituelles par lesquelles on sollicite les interventions de renforcement des capacités des ONG.

Deuxièmement, la société civile requiert des liens et des ponts solides, des associations qui se construisent sur des identités premières et d’autres qui les traversent. Cependant, un lignage excessif risque de permettre aux conflits potentiels de s’enraciner dans les structures de la vie civique, tout comme trop de ponts risque de laisser pour compte les plus faibles et les plus vulnérables aussi longtemps qu’ils ne sont pas prêts à être des partenaires égaux.

Nous avons appris, des recherches conduites en Inde, en Indonésie, au Rwanda et ailleurs, que les associations qui réunissent les intérêts de différents groupes en une cause commune peuvent se révéler particulièrement efficaces lorsqu‘il s’agit d’atténuer le risque de conflit ou de gérer celui-ci s’il devait éclater. Lorsque les gens sont conjointement ou mutuellement responsables pour des résultats qui ont de l’importance à leurs yeux, de nouvelles relations peuvent voire le jour, par-delà les anciennes divisions.

Comme des rocs dans un cours d’eau, les angles aigus de nos différences peuvent se trouver arrondis par le temps au cours duquel ils frottent l’un contre l’autre. Il est donc crucial de mettre l’accent sur le dialogue et la délibération entre les groupes d’intérêts.

Si nous nous tournons vers les relations avec l’Etat, nous savons que le renforcement des liens avec la vie politique est essentiel pour une gouvernance démocratique qui produit la paix et la justice sociale. L’expérience montre que ce sont les groupes de la société civile, avec des réseaux et des connexions forts, avec des acteurs politiques institutionnels comme les partis ou les parlements, qui sont les plus à même d’aménager des espaces et des institutions pour la participation des citoyens. Ceci étant dit, nous savons aussi que c’est un travail difficile et hasardeux, comportant la menace de la co-optation et de la manipulation.

La société civile doit marcher sur le fil du rasoir de «l’amitié critique», démontrant tantôt loyauté tantôt indépendance, selon les circonstances, de façon à soutenir des représentants du gouvernement qui se font les champions de réformes de l’intérieur ou, à leur demander des comptes si les résultats ne sont pas à la hauteur de son attente. Créer la demande et fournir une gouvernance effective et démocratique sont d’une importance égale. Ils ne sont pas le substitut l’un de l’autre. Nous devons trouver et soutenir le cercle vertueux qui connecte les efforts de renforcement de la capacité des gouvernements à protéger leurs citoyens, avec les efforts de la société civile à mettre la pression sur les gouvernements afin qu’ils satisfassent à leur obligations sociales. Une quelconque forme de convention entre l’Etat et la société civile est sans doute la meilleure façon de progresser (selon le schéma même imparfait de l’Afrique du Sud ) à la différence des législations répressives prônées par certains gouvernements.

Malheureusement ceci ne sera jamais facile. Nous ne pouvons promouvoir la sécurité de la société civile sur de seules bases rationnelles. L’histoire récente démontre clairement la contribution que la société civile fait à l’avènement de la démocratie et du développement («vous avez besoin de nous et nous avons besoin de vous»). Mais les politiciens tendent à aimer la société civile jusque à ce qu’ils soient élus. Une leçon enseignée par à peu près tous les épisodes de démocratisation, de la Pologne au Brésil. Il n’y a donc pas moyen d’échapper à la tension continuelle, inhérente à une saine relation Etat/société civile et pas plus qu’il y a moyen d’échapper aux risques implicites des actions de la société civile et de ceux encourus, lorsque la vérité est énoncée pour le bénéfice de toutes les formes de pouvoir.

Construire une coalition continentale pour défendre la société civile africaine peut être un atout surtout si parallèlement il y a un plaidoyer en faveur de lois et de conventions supranationales. Ce que le Trust Africa a déjà entrepris de faire en renforçant les organisations régionales et des systèmes de traités pour la démocratie et les Droits de l’Homme. Mais l’effort le plus important qui reste à consentir se trouve au niveau national, en raison de la centralité obstinée de la politique des Etats en Afrique et ailleurs.

Sous-jacent à toutes les actions effectives de la société civile dans ces domaines, il y a quelques aspects familiers et fondamentaux tel l’indépendance, l’authenticité, la capacité et les ressources, et le besoin de stimuler une discussion continuelle avec le public concernant la société civile et son rôle, afin de générer de la confiance et du soutien et de réduire les doutes et suspicions qui imprègnent les relations avec l’Etat et nombre de ses citoyens ou sujets.

Si l’on considère l’assistance de la société civile de par le monde, on trouve que le soutien le plus efficace n’a fait que renforcer les infrastructures de base menant à la participation des citoyens dans la gouvernance démocratique - la capacité et l’opportunité dont les gens ont besoin pour exercer leurs droits et prendre leurs responsabilités comme agents du changement social. Des questions importantes demeurent en qui concerne l’influence de ces infrastructures sur la transformation de la société, peut-être en raison d’une trop grande orientation vers la recherche de fonds qui a diverti l’attention sur les élites civiles nationales, au détriment de la base, avec une attention particulière pour la démocratie, la diversité et la responsabilité dans la société civile elle-même.

Au-delà de la rhétorique des donateurs concernant la durabilité, peu d’argent a été investi dans les différents programmes mobilisant les ressources autochtones qui permettraient d’enraciner des groupes civiques dans leurs propres sociétés, augmenteraient leur légitimité sociale et politique et réduiraient leur vulnérabilité et leur dépendance à l’égard du financement étranger.

Ceci est un élément crucial pour une société civile saine et indépendante en Afrique. Par conséquent le modèle de Trust Africa, et son travail en général pour encourager la philanthropie africaine, sont de la plus grande importance. Je ne peux mieux dire à l’égard des donateurs d’investir davantage dans de telles organisations similaires afin qu’il y ait de nombreux bailleurs de fond africains qui ne voient pas la société civile seulement en termes d’instruments de réception, en d’autre terme, de récipient de l’aide internationale qui veut contourner des gouvernements africains peu fiables.

En conclusion, dans toutes ses expressions et déguisements, en particulier si on la considère d’un œil ouvert et créatif et holistique, la société civile peut fournir un cadre de valeur pour comprendre et changer des éléments clés de notre monde. Le débat de la société civile ne sera jamais clos parce que son essence est actions collectives, négociations et luttes. Je pense que dans les années à venir, la société civile sera confrontée à nombre de difficultés provenant de «la manipulation des structures sociales et de la mainmise de l’Etat», « d’une renaissance du capitalisme et de l’individualisme forcené», en plus des anciens forces familières du nationalisme et du fondamentalisme dont on peut être sûr qu’elles vont réapparaître sur la scène sous un nouveau déguisement et avec de nouveaux accents.

Ces pressions vont mettre à l’épreuve et refaçonner la pratique de l’action citoyenne au service de la promotion d’une société meilleure, de façon positive et négative, et chacun de nous qui luttons afin de protéger et d’améliorer la société civile doit comprendre et répondre avec subtilité, à travers son travail, à ces changements.

Dans la précipitation qui préside à l’accueil de la nouveauté nous oublions souvent la valeur de notre propre héritage, confondant innovation et efficacité, en occultant la particularité qui a donné une telle valeur aux groupements de la société civile qui est celle ni du monde des affaires ni de l’Etat, ni le résultat de défaillances du gouvernement ou du marché, mais bien le fruit du pouvoir de l’action collective. La société civile existe afin de préserver et d’étendre des valeurs de solidarité et de partage. Son projet n’est pas de soutenir un pouvoir coercitif ou de rechercher le profit, mais bien de cultiver une indépendance de l’esprit (sinon toujours des finances) qui lui permet d’être responsable et d’exiger des comptes d’autres institutions et de faire entendre des idées alternatives, et de faire des propositions politiques en faveur de l’intérêt public au détriment d’intérêts particuliers

La société civile, au mieux de sa forme, contient en son cœur l’appel et la vision d’un monde transformé et infusé d’amour et de justice. « La communauté bien aimée» de Martin Luther King, Tikkun Olam, Umnah et « Ubuntu», la tradition africaine d’une humanité commune caractérisée par la diversité dans l’unité, une ligne de pensée qui nous éloigne de la construction d’ONG et autres groupes civiques comme finalité en soi, afin de refocaliser le débat sur la nature de la société que nous nous efforçons de construire ensemble. La société civile n’est pas simplement un assemblage d’institutions ou de pratiques comme la philanthropie, mais représente une façon différente de vivre et d’être au monde, un chemin crucial pour notre survie future et la prospérité de l’humanité dans son entier. Défendre et promouvoir la société civile est par conséquent le travail de nous tous pour de nombreuses années à venir.

* Michael Edwards est un chercheur et écrivain réputé sur la société civile et les questions de développement.

* La première partie de cette contribution est parue dans Pambazuka News n° 96 (http://www.pambazuka.org/fr/category/comment/55692)

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