La mort quotidienne de la démocratie: le coup d’Etat silencieux d’Afrique du Sud
L’assaut et les tueries subis par les membres d’Abahlali baseMjondolo, à Kennedy Road, représentent un « coup d’Etat » silencieux et une attaque contre la démocratie, dénoncent Nigel Gibson et Raj Patel. D’une part ils reflètent l’encouragement à la violence par l’ANC (African National Congress) et l’apparition inquiétante de politiques ethniques impensables même aux jours les plus sombres de l’Apartheid, l’incident est le résultat d’une attaque délibérée d’un mouvement autonome de la base. Avec S’bu Zikode, le président élu de Abahlali, contraint à la clandestinité, l’intolérance à l’égard des aspirations des pauvres gens à être représentés et l’émergence des « démons de la haine ethnique », la stabilité même du pays est menacée, notent-il.
Nul n’est besoin de palais présidentiel ou de généraux qui circulent dans des tanks ou même de la CIA pour fomenter un coup d’Etat. La démocratie peut être remise en cause avec moins de faste, moins de support et moins d’éclat de violence étatique. Mais ces coups d’Etat silencieux ne sont pas moins mortels pour la démocratie. Un tel coup d’Etat a justement eu lieu à la fin septembre en Afrique du Sud. Ce n’était pas le genre qui frappe le Parlement ou le chef inepte et corrompu de l’ANC, Jacob Zuma. Tout au contraire. Il touchait un mouvement social respecté et authentiquement démocratique, le comité directeur librement élu du bidonville de Kennedy Road à Durban. Et cette paisible organisation démocratique a été renversée par le gouvernement d’Afrique du Sud.
Mais d’abord, le contexte. Alors que l’Afrique du Sud s’apprête à accueillir la Coupe du Monde de 2010, les plus pauvres dans ce pays continuent d’attendre la fin des prédations de l’Apartheid. Le pays dépense 1,1 milliard de dollars pour construire de nouveaux stades, cependant que ceux qui ont combattu l’Apartheid attendent dans des bidonvilles d’avoir de l’eau courante et de l’électricité. Les niveaux de développement humain sont maintenant plus bas qu’en 1994 et en ce qui concerne le fossé entre riches et pauvres, l’Afrique du Sud a dépassé le Brésil.
Mais tout le monde n’attend pas patiemment, la main tendue, que le gouvernement veuille bien lui donner quelque chose. Il y a des communautés, en particulier celles vivant dans des bidonvilles, qui se sont organisées afin d’obtenir des dividendes sous forme de logement, d’eau, d’écoles, de centres de santé, d’emplois et de nourriture pour leur communauté. Lorsque certaines communautés ont organisé des protestations contre leur gouvernement, usant de la liberté garantie par une des Constitutions les plus ouvertes et les plus progressistes parmi toutes les démocraties, le gouvernement a répondu par un coup d’Etat sanglant.
Le samedi 26 septembre, au milieu de la nuit, des hommes armés de fusils, de couteaux et même d’épées ont fait une descente sur la Kennedy Road et sur le bidonville qui abrite environ 7000 personnes. Ces hommes chantaient des slogans de nettoyage ethnique, opposant les Zoulous aux Pondo. Avec ces mots, ils ont convoqué les politiques ethniques, chose impensable même pendant les années les plus noires de l’Apartheid. Même les batailles entre le Inkatha Freedom Party et l’ANC étaient des confrontations politiques plutôt qu’ethniques. Mais dans l’Afrique du Sud de Jacob Zuma, le nationalisme zoulou, qui était un anathème pour l’ANC, est devenu le critère des mesures opérationnelles.
Quatre personnes ont été tuées. La violence a continué sous les yeux de la police et de membres de l’ANC. Une fois l’attaque terminée, les dirigeants démocratiques du comité de développement de la Kennedy Road ont été arrêtés (quand bien même nombre d’entre eux étaient absents lors de l’attaque). Des milliers de résidents du bidonville ont fui et de nombreuses huttes ont été détruites.
Il est maintenant apparu clairement que les voyous ont été soutenus par la branche locale de l’ANC et de ses dirigeants. Jackson Gumede, le président du comité exécutif du district électoral de l’ANC où est situé Kennedy Road, a fait main basse sur le bidonville où les résidents restants vivent dans la peur. Le gouvernement provincial de l’ANC est aussi devenu un partenaire complaisant.
Il est également devenu apparent que la cible de ces attaques était l’organisation communautaire des résidents du bidonville, autonome et démocratique, Abahlali baseMjondolo, dont la croissance au cours des quatre dernières années en a fait un des mouvements des gens pauvres les plus importants d’Afrique du Sud. Abahlali est devenu une épine significative dans le pied du gouvernement provincial de l’ANC du KwaZulu-Natal.
Ce qui irrite particulièrement l’ANC, c’est le refus de l’Abahlali de laisser les résidents du bidonville devenir une banque de votes pour l’ANC lors des élections. Plutôt que de soutenir l’un ou l’autre des partis politiques, le mot d’ordre de l’Abahlali a été ’’pas de maison, pas de terre, pas de vote’’. Non content de nier la légitimité du conseiller local de l’ANC, Yacoob Baig, Abahlali a aussi traduit en justice le gouvernement provincial, contestant la légitimité, du point de vue de la Constitution, de l’ Elimination of Slums Act (décret sur l’élimination des bidonvilles) et s’est insurgé contre le relogement forcé des résidents du bidonville dans des camps de transit ou des camps temporaires en dehors de la zone urbaine.
Abahlali a aussi connu un certain nombre de succès, ce qui a contrarié les politiciens locaux. Leur militantisme a contraint la municipalité de Durban à améliorer certains bidonvilles. Le contrôle des bidonvilles passe par le contrôle des cordons de la bourse. Ceci est le prix que Yakoob Baig et Jackson Gumede convoitent.
La décision de l’ANC de détruire un mouvement de citoyens pauvres a été condamnée dans le monde entier. Le South Africa Council of Churches (SACC ; le Conseil des Eglises d’Afrique du Sud) a parlé ‘’d’une attaque contre la démocratie’’ et a fait une déclaration alarmée sur la criminalisation des chefs communautaires. L’évêque Rubin Phillip, président du Kwazulu-Natal Christian Council (Conseil chrétien du KwaZulu-Natal) et évêque anglican du Natal, qui avait visité la Kennedy Road a dit, suite à l’attaque, ‘’être déchiré par l’angoisse’’ et a parlé du véritable espoir social que représentait Abahlali. Des messages de solidarité et d’indignation ont continué d’affluer, provenant d’Afrique du Sud et d’ailleurs dans le monde et, bien que cette pression va peut-être amener l’ANC à penser à deux fois avant d’agir contre l’Abahlali, il est aussi clair que l’ANC ne contrôle pas la violence qu’elle a déchaînée.
Dans le bidonville, toute personne associée à Abahlali a été menacée de violence et contrainte de quitter les lieux. Il y a déjà deux mille personnes sans abris. S’bu Zikode, le président élu de l’Abahlali a été contraint à la clandestinité suite à des menaces de mort. Le 29 septembre, Zikode écrivait comprendre que l’attaque était dirigée contre la voix des pauvres gens ordinaires : «Cette attaque est une tentative de terroriser la voix qui provient du fond du coin sombre. C’est une tentative de retourner la frustration et la colère des pauvres contres les pauvres afin que nous ne reconnaissions pas le véritable ennemi ». Il termine en faisant non seulement appel à la solidarité, mais aussi en demandant « un examen attentif et approfondi de la nature de la démocratie en Afrique du Sud ».
Zikode a bien entendu raison. C’est pourquoi il a été ciblé par les milices et la raison pour laquelle sa sécurité doit être garantie. Et l’attaque n’augure de rien de bon pour le futur de l’Afrique du Sud. Il n’y a pas de place en Afrique du Sud pour les démons de la haine ethnique Ceux-ci, une fois déchaînés, pourraient très bien déchirer la nation Arc en Ciel. A moins d’une justice rapide et transparente pour rectifier ce grave tort, le futur est sombre. L’Histoire montre clairement une chose : les petits coup d’Etat engendre les grands coups d’Etat.
* Nigel Gibson est un chercheur invité à la School of Development Studies, Université de KwaZulu-Natal et auteur du livre « Fanonian Practices in South Africa » à paraître prochainement.
* Raj Patel** est chercheur honoraire à la School of Development Studies, Université de KwaZulu-Natal et auteur du livre « The value of nothing », à paraître prochainement.
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