Diversité linguistique et système scolaire : le temps d’agir

Dans la crainte des conflits identitaires qui peuvent surgir d’un débat sur l’utilisation des langues nationales, les Etats africains se sont souvent réfugiés dans le recours à une langue étrangère. Que ce soit le français, l’anglais, le portugais ou l’espagnol, la langue du colon est ainsi demeurée langue officielle et souvent unique langue d’enseignement, depuis les indépendances. Samba Diouldé Thiam pose le débat et en appelle à des intégrations réfléchies qui mèneront plus aisément à l’unité nationale et à l’union africaine.

Le Sénégal est un pays de diversités ethnoculturelles, linguistiques et religieuses. C’est un truisme de le dire, le fait étant consigné dans la Constitution. De l’indépendance à ce jour, l’introduction des langues nationales dans le système scolaire n’a pas démarré et ne semble pas à l’ordre du jour. D’ailleurs il n’existe pas de véritable projet politique à ce sujet, toutes forces politiques confondues et tous présidents de la Républiques confondus.

Apparemment la question serait explosive et personne n’ose exprimer publiquement une réflexion quelque peu structurée à ce sujet. Même les citoyens et les organisations de la société civile semblent effrayés par l’évocation de la question. Les « Assises » (1) viennent de livrer leurs cogitations pour refonder le pays. Je n’ai pas connaissance qu’elles aient abordé la question. Si cela s’avérait, ce serait l’illustration la plus flagrante de l’immense consensus du silence qui entoure la question et l’enferme dans une véritable chape de béton. Nous nous comportons comme des autruches face au danger : nous enfouissons la tête dans le sable.

A la vérité, il faut reconnaître que la question est dangereuse si elle est abordée sans vision et sans précautions et compétences. D’où sa sensibilité. Les gens ne semblent savoir par quel bout entreprendre le déminage du terrain que constituerait la jungle de la pluralité linguistique sénégalaise et en Afrique. C’est cette impuissance née de l’ignorance et de la préférence dogmatique qui nous a installés dans la peur et l’immobilisme pendant prés d’un demi-siècle.

Le pluralisme linguistique est inscrit dans la durée. Les communautés linguistiques, ethnoculturelles et religieuses ne convergeront pas de sitôt vers une communauté homogène. Elles ne s’exileront pas parce qu’il n’y a pas où aller. Elles devront coexister dans l’affrontement, la douleur ou l’harmonie. Spéculer que le temps simplifiera la configuration linguistique dans le sens de l’unilinguisme est une erreur tragique. Attendre ce qui n’adviendra pas continuera de porter un préjudice immense à la politique éducative et culturelle.

Comment se fait-il que des pays de diversités, presque partout en Afrique, continuent à se gérer comme des pays d’uniformité linguistique, sans succès d’ailleurs? Senghor disait que si l’on ne sait pas où l’on va, on doit revenir sur ses pas. Sans avoir besoin de perdre du temps et de l’énergie à revenir sur ses pas, il convient de changer radicalement de direction. La conclusion coule de source : conserver le statu quo qui maintient les langues nationales hors du système éducatif, ce qui est contre-productif à tous les points de vue, ou sortir de ce statu quo. Il est obligatoire et urgent d’en sortir. On n’en sort que de deux façons : imposer une langue dans le système éducatif ou opter pour le pluralisme linguistique.

L’imposition d’une langue autre que le français comportant trop de dangers pour l’unité du pays dans le court comme dans le long terme ; il convient de ne pas l’envisager. Si cette voie était praticable, pourquoi n’a-t-elle pas été empruntée ? On peut rétorquer que l’imposition n’a pas été tentée et qu’on peut essayer de l’entreprendre. S’engager maintenant dans une telle aventure, pour tester l’hypothèse, aura raison du pays. Ce qui est le comble de l’absurdité et de l’aveuglement idéologique.

L’enfermement dans l’inactivité et dans l’impuissance vient de ce que l’approche de la question des langues nationales dans le système éducatif fut erronée de bout en bout. D’abord, l’étude et l’introduction des langues nationales fut pensée en termes d’opposition au français comme unique langue d’enseignement. Des esprits déterminés envisagèrent et menèrent le combat de la supplantation du français par une langue nationale, le wolof en l’occurrence. Bataille perdue à ce jour.

La vérité commande de reconnaître que les Français et l’Etat français ne furent pas les seuls adversaires de cette orientation chauvine. Car les autres et tous les autres n’acceptaient pas le remplacement d’une domination par une autre. Ensuite, l’insertion des langues nationales fut pensée en termes de moyens et d’outils de renforcement de la maîtrise du français. C’est la concession faite par la France et la Francophonie face à l’énorme poussée des langues dites autochtones. Cette orientation ne pouvait mener loin, parce qu’elle continue de tourner le dos à la question fondamentale et incontournable du statut des langues nationales comme langues d’enseignement.

Le monolinguisme (français en l’espèce) du système éducatif sénégalais a atteint ses limites. Il continuera de coûter trop cher, et le rapport coût-résultat n’ira qu’en se dégradant. Est-il surprenant que malgré les 40% du budget national consacrés à l’éducation le système soit en crise, et ce depuis plus de trois décennies ? Le sauvetage de l’année scolaire n’y change rien.
Face à l’échec patent du monolinguisme, il ne reste que le pluralisme, pour faire entrer nos langues dans le système éducatif, améliorer la qualité et l’efficacité du système, rationaliser son financement et ses dépenses, amorcer la résolution de la crise générale dans laquelle l’Ecole est installée.

Cette option sortira la question du recours aux langues nationales comme langues d’enseignement des préoccupations politiques et idéologiques, pour en faire une question technique, d’organisation et de moyens. La question des moyens, quelle que soit son importance, est secondaire par rapport aux orientations de fond qui découlent d’une volonté politique, lucide, informée et audacieuse.

Il reste la question technique et d’organisation. Elle est à soumettre aux linguistes et aux pédagogues avant la validation par les instances politiques habilitées. Bien sûr, le débat public est incontournable. Il sera d’autant plus productif et serein qu’il ne comportera plus d’enjeux hégémoniques ou de relégation de quelque langue que ce soit. Le pluriel et le pluralisme commençant à partir de deux, pour avancer, il convient de distinguer le pluralisme de base qui concerne nos langues nationales du pluralisme général dans lequel la place du français sera définie.

De là découle la proposition que je mets en débat. S’agissant du pluralisme de base :
- Retenons que deux langues nationales au moins seront enseignées obligatoirement dans tout notre système éducatif.
- Décidons d’enseigner le wolof (2) sur l’ensemble du territoire national.
- Décidons qu’une autre langue, variable selon l’aire géographique, formera un package avec le wolof.
Il reste à faire un sort au français, dans le cadre du pluralisme général. La langue française fait partie de notre patrimoine historique, par delà l’imposition, les meurtres, les violences de toutes sortes, les humiliations, les douleurs, les blessures et les récriminations. Il y a des patrimoines que l’on ne peut ignorer, ni détruire. Celui-là en fait partie. Le français, cessant d’être langue d’enseignement unique comme aujourd’hui, continuera d’être enseigné à la suite d’un redéploiement pertinent.

Ce qui est préconisé ci-dessus ne posera aucun problème à la majorité des enfants sénégalais, y compris aux très jeunes locuteurs wolofs. Les familles seront au cœur du pluralisme linguistique, par la transmission de la langue maternelle, la langue parlée à l’enfant à la maison, qui peut ne pas être celle (s) des parents. C’est au sein des familles que vont s’élaborer les premières stratégies du bilinguisme par le choix libre et souverain de chaque famille, que l’école complétera.

Les adultes éprouveront des difficultés psychologiques et affectives. De là viendront peut-être des résistances ou des réticences, qu’il faudra accompagner. Dans ma propre communauté ethno-linguistique comme dans les autres, les ultras me reprocheront ma proposition que le wolof soit enseigné obligatoirement partout au Sénégal. Je comprends ce reproche. J’ai pris le risque et la responsabilité de faire s’entrechoquer pacifiquement les sentiments, les passions, les préjugés et les savoirs pertinents qui font autorité, pour le triomphe en dernier ressort de la raison et de l’intérêt de l’ensemble des Sénégalais.

On ne peut pas faire moins pour le wolof si l’on veut introduire les langues dans notre système d’enseignement, étant entendu que l’on ne peut pas faire plus. Sans cette décision, acceptée par tous les Sénégalais, nos langues n’entreront pas dans notre système éducatif dans un temps raisonnablement prévisible. La condition d’une telle acceptabilité se trouve dans la proposition d’enseigner obligatoirement à chaque Sénégalais entré dans le système scolaire deux langues nationales, dont le wolof.

L’apprentissage de et dans deux langues nationales sera une véritable révolution mentale et comportementale qui bouleversera la conception jusque là mise en œuvre de l’édification de l’Etat et de la Nation. Comme le savent tous les spécialistes en la matière, les avantages d’un bilinguisme (trilinguisme) bien conduit sont supérieurs à ceux du monolinguisme. Ce n’est pas ici le lieu de développer en détail ces avantages. Cependant, on retiendra que le plurilinguisme renforcera la connaissance mutuelle des Sénégalais. S’il y a connaissance mutuelle, il y aura renforcement du respect mutuel et de l’unité nationale. Donc tout le monde gagne parce que le pays gagne, sans que la francophonie en pâtisse, au contraire.

En 2010 le Sénégal fête le cinquantenaire de son indépendance. Au cours de cette période, des avancées importantes ont été faites dans les domaines culturels et artistiques. Des tentatives en alphabétisation ont été déroulées.
Cependant tout le monde comprend que nous continuons de vivre sous l’empire et l’emprise de l’oralité. Ne convient-il pas de faire entrer les arts et les cultures de ceux qui ne s’expriment pas en français ou en arabe dans l’ère de l’écriture et, de la sorte, révéler un immense potentiel de talents et de créations dans l’ensemble des composantes du pays ?
Avec les présidents Senghor et Diouf, les langues nationales sont restées hors du système éducatif. Voilà bientôt dix ans que nous sommes avec le président Wade. Il n’a pas, lui non plus, fait entrer nos langues dans le système éducatif. Ne risque-t-il pas, quelle que soit la durée de sa présence à la tête de l’Etat, de partir sans régler cette question cruciale pour notre présent et notre avenir ? C’est à croire qu’une malédiction certaine pèse sur le pays et sur les leaders nationaux parmi les plus éminents et les plus illustres.

Le recours aux langues du pays dans l’enseignement est une question très complexe sans doute. Ce chantier durera des décennies, à condition de l’entamer avec hardiesse et sans tard, en prenant les bonnes décisions. Les pays qui avancent et conquièrent leur futur, sans négliger leur présent, sont ceux qui pensent et mettent en perspective les complexités. Sans perspective, il n’y a pas de durabilité dynamique dans le développement socioéconomique et culturel, ce qui rend difficiles par ailleurs les ajustements conjoncturels ou structurels.

Le temps est venu de débattre et d’introduire nos langues dans l’enseignement, non pas comme des curiosités, mais bien comme des outils, des moyens et des contenants d’éducation et d’apprentissage. Le succès en la matière inspirera les différents Etats africains et facilitera les intégrations sous régionales. Ces intégrations réussies mèneront plus facilement vers l’union africaine. Nous avons donc rendez-vous avec l’histoire et le panafricanisme. Prenons garde cependant de ruser avec le destin du pays, par l’acceptation du principe du trilinguisme pour ensuite, prétendument pour des raisons de moyens et de calendrier, instaurer un monolinguisme de base. Ce serait la voie d’une tragédie certaine et redoutable.

* Samba Diouldé Thiam est député au Sénégal

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