Le Mali, une nation qui cherche encore un Etat
De son indépendance aux évènements de mars 1991, le Mali a connu trois décennies de centralisme politique, admi¬nistratif et économique. La 3ème République, en jetant les bases d’une démocratie pluraliste, a engagé le pays dans la voie de la construction d’un Etat de droit qui, non seulement prend en compte la diversité, mais aussi la reconnaît. Mais ce choix de la promotion du pluralisme dans la sphère politique doit se prolonger dans les sphères culturelles, économiques et sociales.
Le 22 septembre 1960, Modibo Keita et ses compagnons de l’Union Soudanaise du Rassemblement Démocratique Africain (USRDA) choisissaient de mettre en place un régime dirigiste qui ambitionnait de s’inspirer des valeurs africaines de solidarité et de partage pour construire un Etat socialiste qui prendrait en compte les aspirations de la nation plurielle qu’est le Mali. Mais la réalisation de cette ambition s’est articulée, dans la réalité, autour d’un parti unique de fait qui a combattu toute expression de la diversité perçue comme une entrave à la réalisation du projet politique.
Le 19 novembre 1968, un groupe d’officiers réuni au sein du Comité Militaire de Libération Nationale (CMLN) dirigé par le lieutenant Moussa TRAORÉ, sous le prétexte de libérer les populations des contraintes imposées par le régime socialiste de l’USRDA, mit fin brutalement à la 1ère République par un coup d’État. Ce Comité militaire, après avoir géré une longue période d’exception jusqu’en 1976, procéda à l’installation de la 2ème République caractérisée, elle aussi, par la mise en place d’un parti–Etat, sous l’appellation de l’Union démocratique du Peuple Malien (UDPM). Ce parti qui s’est pris pour le seul creuset d’expression de la nation plurielle du Mali a abouti à une gestion publique désastreuse et un État prédateur qui s’est effondré sous les coups de boutoir des manifestants de décembre, janvier, février et mars 1991.
La Conférence Nationale, qui s’est tenue du 29 juillet au 12 aoû 1991, a réuni toutes les composantes de la nation malienne, après un état de la nation présenté par le pouvoir de la transition, le Comité Transitoire de Salut Public (CTSP ; mars 1991-Juin 1992), dirigé par lieutenant-colonel Amadou Toumani TOURÉ. Elle a, entre autres textes, adopté un projet de Constitution et un projet de Charte des partis politiques, reconnaissant à chaque citoyen malien le droit de créer ou d’adhérer à la formation politique de son choix. A travers cette Constitution qui est validée par le référendum de 12 janvier 1992, le Mali décide de se doter d’un Etat de droit ancré sur une architecture institutionnelle pluraliste bâtie sur l’expression et la prise en compte de la diversité des opinions et de choix des Maliennes et Maliens.
Le Mali, à l’instar de la plupart des pays de l’Afrique, dispose d’un énorme potentiel en ressources naturelles de toutes sortes (agricoles, aquifères, minières) et une population en majorité jeune. Cette population, soudée par plusieurs siècles de cohabitation organisée1 (1), est dotée d’un patrimoine institutionnel solide qui a forgé sa façon d’être, de vivre ensemble et avec les autres. Le projet politique de chacune des deux premières Républiques qui consiste à forger une nation uniforme sous la férule d’un Etat centralisé a nié l’évidence de la diversité de nation malienne qui est pourtant perceptible à chaque recoin de ce grand pays de transition entre l’Afrique blanche et l’Afrique noire. Cette inadéquation entre le projet politique et le vécu et références institutionnelles des peuples est à la base de la fragilité de la légitimité des institutions et des décideurs publics, donc de toutes les formes de crise et d’inefficacité de la gestion publique.
La 3ème République en jetant les bases d’une démocratie pluraliste a engagé le pays dans la voie de la construction d’un Etat de droit qui, non seulement prend en compte la diversité, mais aussi la reconnaît. Mais ce choix de la promotion du pluralisme dans la sphère politique doit se prolonger dans les sphères culturelles, économiques et sociales.
La décentralisation de la gestion publique, entamée en 1999-2000 par la mise en place des collectivités territoriales et leurs organes de gestion ; et la mise en place du Haut conseil des Collectivités (HCC) - expression au niveau de l’Etat central de la diversité de notre nation - sont les premiers pas sur le long chemin qui doit conduire à la nécessaire réconciliation de l’Etat hérité de la colonisation et des sociétés qui sont restées ancrées dans leurs patrimoines. Les institutions publiques étatiques doivent nécessairement aller à la rencontre des sociétés pour ancrer leur légitimité si elles veulent être durables et gagner en crédibilité et en efficacité.
Cette question ouvre le débat sur le projet démocratique et tous les défis qu’il engendre. Quels sont les modèles valides (représentatif et/ou participatif) ? Quelles modalités d’expression des choix (vote et/ou consensus) ? Et quelles modalités de gestion publique (perdant/gagnant et/ou partage) ?
Au défi du projet démocratique, j’ajoute deux autres défis que sont la création de la richesse interne au pays et la création des emplois pour les jeunes qui sont les plus nombreux. Le Mali, comme la plupart des pays du continent, est installé dans un paradoxe : un grand potentiel naturel et une des populations les plus pauvres du monde. Au mon avis, le placage de l’État-nation postcolonial, conçu du dehors, sur les communautés maliennes, reste aujourd’hui encore une des entraves majeures aux ambitions de développement du pays. Cet Etat est né en 1960 avec deux handi¬caps majeurs. Premièrement celui d’avoir été pensé et construit en fonction des besoins et selon des desseins qui étaient totalement étrangers aux populations ; de ce fait, il demeure encore aujourd’hui trop éloigné de ces populations. Deuxièmement, l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation qui a été érigée en dogme2 (2).
Cinquante ans après l’indépendance, nous sommes encore victimes de la difficulté à remettre en cause la logique qui a présidé à la fondation de l’État colonial. Les pouvoirs politiques installés après les indépendances ont ainsi poursuivi, souvent malgré eux, la volonté coloniale consistant à construire une identité nationale spécifique, étriquée et exclusive dans un territoire conçu et dessiné à l’origine pour ne servir que le dessein du colonisateur. Au Mali, comme partout en Afrique, le projet politique majeur des cinquante premières années d’indépendance, qui a fini par devenir obsessionnel, est la construction d’une nationalité unique et homogène sur un territoire occupé par des communautés caractérisées d’abord par leur grande diversité humaine et linguistique.
Dans les constructions institutionnelles, à commencer par la Constitution, les logiques communautaires et la grande diversité qui caractérisent les sociétés sont ignorées au profit de la mise en exergue de l’identité de l’individu et de sa nationalité exclusive. La diversité des réalités de territoires locaux et régionaux est occultée au profit du culte d’un territoire national délimité par des frontières qui hachent des dynamiques communautaires encore vivaces.
Le jacobinisme centralisateur a été érigé en méthode de gouvernement, même si les proclamations politiques et les textes disent le contraire. Bien que déjà la Constitution du 22 septembre 1960 affirmait (3)3 que les collectivités territoriales devaient s’administrer librement par des conseils élus et que dans ces collectivités, le délégué du gouverne¬ment est en charge des intérêts de la République, du contrôle administratif et du respect des lois, cette disposition est restée lettre morte jusqu’à la naissance de la IIIe République (4)4 qui a rendu effectif ce principe fondamentale de la décentralisation.
De nos jours encore, et malgré la mise en place des collectivités décentralisées, les populations, surtout rurales, sont considérées et traitées comme des « sujets administrés » qui n’ont que des devoirs et non comme des citoyens qui ont aussi des droits et des responsabilités. Cela explique, en grande partie, le peu de souci que les institutions et les décideurs publics ont de leur légitimité et de celle de leurs décisions. Malgré les tentatives de constructions démocra¬tiques en cours depuis près de deux décennies, les formations politiques et les pouvoirs publics qui en sont issus misent toujours sur le clientélisme et les pratiques de corruption que sur la recherche de l’adhésion des populations à leurs projets, pour autant d’ailleurs qu’ils en aient un. Le pire, c’est que des pratiques comme l’utilisation de la force en lieu et place de la recherche de l’adhésion et l’imposition des corvées comme méthode de mobilisation sociale, développées par le colonisateur et « recyclées » par les pouvoirs politiques et administratifs postcoloniaux, ont fini par être présentées comme intrinsèques à nos sociétés.
De ce fait, les communautés rurales et urbaines ont développé deux types d’attitudes vis-à-vis de l’État national centralisé. D’une part, son assistance est sollicitée parce qu’il faut lui soutirer le maximum de profit pour soi et les siens. D’autre part, l’État central et ses démembrements sur le territoire restent la bête noire dont les communautés de base se méfient encore de nos jours.
Je me range aux côtés de ceux, qui pensent que la voie du changement ne passera pas par la réplication de modèles politiques, économiques et institutionnels ou encore par des plans de sauvetage échafaudés dans les bureaux des grandes agences de coopération internationale. Il est de nos jours largement admis que les programmes d’ajustement structurel n’ont produit que des drames humains et les cadres stratégiques de réduction ou de lutte contre la pauvreté n’engendrent que l’attentisme et le désespoir. La mendicité individuelle et collective est érigée en modèle de gestion de la société et des affaires publiques.
Pour résoudre l’équation infernale de la paupérisation croissante des populations et des conflits incessants qui n’engendrent que de l’instabilité, le Mali doit chercher à sortir de l’impasse dans laquelle l’enferme la poursuite des tendances actuelles de mal gouvernance. A mon avis, cela passe par la mise en œuvre persévérante de deux réformes structurelles majeures :
1°) la décentralisation de la gestion publique pour impliquer la majorité de la population dans l’effort de construction du développement ;
2°) la promotion d’une intégration régionale volontariste afin de renfor-cer la capacité du pays à exister dans un monde qui se globalise.
La décentralisation de la gestion publique et l’intégration des pays impliquent une autre façon d’aborder la gestion des affaires publiques. La construction d’une société démocratique pour le bien-être de tous, ne peut se faire en dehors de valeurs, de normes connues, comprises et admises par les populations. Ce sont les conditions minimales qu’il faut réunir pour qu’une gestion publique soit légitime. Il ne saurait y avoir de bonne gestion des affaires publiques dans un pays où les communautés urbaines et rurales et tous les autres groupes sociaux affichent une indifférence totale par rapport aux institutions publiques. On ne trouvera de réponse à cette indifférence que si la majorité des populations se reconnaissent dans l’État et légitiment ses institutions. La démocratie formelle telle qu’elle est en train de se construire n’est pas une réponse suffisante. Chaque société doit savoir, à chaque étape de son évolution, inventer des réponses spécifiques à ses problèmes de gestion publique en fonction de sa culture et de ses défis, besoins et exigences du moment.
Je conclus en disant que le Mali, à l’entame du 2ème cinquantenaire de son indépendance, doit prendre appui sur son riche patrimoine multiséculaire pour inventer les modalités de la gestion publique qui soient enracinées et parta¬gées par sa population. De ce fait la gouvernance devient légitime parce que les maliennes et maliens de tous les âges et de toutes les catégories sont en accord et se reconnaissent dans la manière dont leurs affaires sont gérées. Ce qui est très loin d’être le cas aujourd’hui avec le type d’Etat qui est en place. Dans le domaine de la construction de l’Etat, comme le dit la sagesse populaire, « il faut chercher une chaussure qui aille à nos pieds au lieu de nous évertuer à vouloir tailler nos pieds pour les loger dans une chaussure qui manifestement n’est pas à la bonne taille ».
Notes
1) Les grands empires du Ghana, du Mali et Songhoi et divers autres royaumes qui ont été érigés sur cet espace soudano-sahélien du 7ème au 19ème siècle
2) En 1963 par les Chefs d’Etat à la création de l’Organisation de l’Union Africaine à Addis Abeba en Ethiopie.
3) Article 41 qui indique que les collectivités territoriales de la République sont : les régions, les cercles, les arrondissements, les communes, les villages et les fractions nomades. Extrait des constitutions du Mali par Alpha Oumar Konaré.
4) Avec la mise en place des collectivités décentralisées à l’occasion de la réforme de décentralisation.
* Ousmane Sy est président du Conseil d’administration de l’IAG et coordonnateur de l’ARGA (lire dans le bulletin de l’IAG : http://www.iag-agi.org/spip/IMG/pdf/Bulletin-IAG-_Francais_septembre.pdf)
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