Impact des Ape : les menaces qui pèsent sur les économies africaines
A quelques mois de la date annoncée de la fin des négociations de nombreuses difficultés et questions demeurent en suspens. L’Union européenne (UE) est le premier partenaire commercial de la CEDEAO. En tant qu’économie industrialisée avancée, elle est aussi un de ses principaux concurrents. Partant, que ce soit d’un point de vue économique ou social, les enjeux des APE sont extrêmement élevés pour les pays de la région Afrique de l’Ouest
Les négociations APE se déroulent entre, d’un côté, les 25 pays membres de l’UE, qui ont un PNB combiné de 13 300 milliards de dollars, et de l’autre, six groupes de pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, dont 39 font partie des 50 pays les moins avancés (PMA) au monde. Le groupe le plus petit, les Iles du Pacifique, a un PNB combiné de 9 milliards de dollars – soit 1400 fois moins que celui de l’UE. Même le groupe le plus grand, la région d’Afrique de l’ouest, a un PNB plus de 80 fois inférieur à celui de l’UE.
Ces difficultés ont été ouvertement évoquées dans une revue a mi-parcours publiée avec les sceaux de l’UE et des pays ACP (1) . Or si un « partenariat » implique sans conteste que les deux parties bénéficient de l’accord qui les lie. Avec les APE, si les gains pour l’UE sont clairs, il est difficile de voir quels vont être les bénéfices pour les pays ACP. Tout en soulignant l’iniquité des ressources disponibles, au bénéfice de la partie européenne, cette revue a mi parcours (2) rappelle en terme policée que « très peu d’études d’impact ont abordé la question de l’impact de l’APE sur les secteurs de production, sur les ménages et sur l’emploi ».
En filigrane, de nombreuses critiques émises par les organisations paysannes, les syndicats ou Organisations Non Gouvernementales ouest africaine sont corroborées par le contenu de cette tardive revue a mi parcours (3).
Ainsi, le système actuel de Préférences de Cotonou, qui offre aux exportateurs ACP un accès préférentiel au marché de l’UE, arrive à expiration fin 2007. Si aucun nouvel Accord n’est trouvé dès le 1er janvier 2008, les 13 pays les moins avancés (PMA) de la sous région accéderont au marché européen dans le cadre de l’initiative Tout sauf les armes (TSA), qui fournit un accès en franchise de droits de douane et sans quota. Les pays non PMA, que sont la Cote d’Ivoire, le Ghana et le Nigeria, compteront eux sur le Système généralisé de préférences (SGP) normal, que l’UE prévoit pour tous les pays en développement. Ce système offre pourtant des préférences bien inférieures à celles de Cotonou. Il pourrait notamment obliger les exportateurs de ces trois pays à payer des droits tarifaires extrêmement élevés à l’entrée sur le marché européen. Alors que le calendrier des négociations accuse un retard extrêmement important, l’approche de la date butoir renforce donc les inquiétudes de ces exportateurs.
En effet, le SGP pourrait notamment être désastreux pour les secteurs d’exportation des pays ACP. La Commission européenne a fait ses propres calculs : «Pour la région de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, il pourrait y avoir des pertes de plus d’un milliard d’euros dans les échanges commerciaux, car le droit tarifaire moyen à verser dans le cadre du SGP est en moyenne de 20% à 36% des exportations en provenance de la Côte d’Ivoire (700 millions d’euros), ce pays se verrait imposer un droit tarifaire de 27%, contre 0% dans l’Accord de Cotonou et des APE ; pour le Ghana, ce serait sur 25% des exportations (240 millions d’euros). Pour l’Afrique centrale, il pourrait y avoir une perte d’environ 360 millions d’euros en exportations. (54)» Concrètement, cela signifie que les producteurs de banane de Cote d’Ivoire paieront 13.5 euros pour exporter un carton de bananes contre 10 euros actuellement. Cette augmentation de 35% grèvera la compétitivité de cette filière et hypothéquera son avenir.
Ces coûts additionnels, liés au nouveau système d’accès au marché européen (le Système Généralisé de Préférences standard), seraient supportés par quelques secteurs d’exportation. Au Ghana et en Côte d’Ivoire, plus des deux tiers des coûts de la perturbation des échanges dans le cadre du SGP standard seraient supportés par les secteurs de l’horticulture, de la pêche et du bois (5).
Accès aux marchés pour les exportateurs des pays ACP
Bien que l’UE ait promis d’augmenter l’accès aux marchés pour tous les producteurs des pays ACP, rien ne laisse présager qu’il en sera ainsi. En 2001, l’UE a établi le programme « Tout sauf les armes » (TSA) pour les PMA, y compris les 39 PMA appartenant, à cette date, au groupe des pays ACP. Dans le cadre de ce programme TSA, les pays éligibles ont un accès sans droit de douanes pour la très grande majorité de leurs exportations vers l’UE.
Il est par contre peu probable que le reste des pays ACP, les « non-PMA », bénéficient d’un accès aux marchés plus favorable que celui octroyé par le système de préférences des Conventions de Lomé. Il est également peu probable que soient supprimées les barrières qui limitaient l’impact positif des accords préférentiels. Même avec un APE, les exportateurs des pays ACP devront probablement toujours faire face non seulement à des règles d’origine très strictes, qui limitent le nombre d’exportations pouvant bénéficier d’un traitement préférentiel, mais également au renforcement continu des mesures sanitaires et phytosanitaires (SPS) qui entravent l’accès de leurs exportateurs aux marchés européens, ainsi qu’à la progressivité des tarifs sur certaines productions clés, qui conduit à l’imposition de droits de douane plus élevés sur les produits transformés (comme le café instantané) que sur les matières premières (telles que les grains de café) et décourage donc les pays ACP de transformer leurs propres produits.
En outre, la lenteur des réformes des politiques agricoles européennes signifie que, même s’ils parviennent à exporter vers l’UE, les exportateurs des pays ACP restent confrontés à la concurrence de producteurs européens hautement subventionnés.
En résumé, en matière d’accès aux marchés les pays PMA qui appartiennent à la catégorie des pays les moins avancés ne bénéficieront pas notablement d’un APE car l’UE leur a déjà promis un accès équivalent avec le programme TSA, tandis que les autres pays non PMA ( Cote d’Ivoire, Ghana, Nigeria) négocient uniquement pour pouvoir préserver l’accès aux marchés dont ils bénéficiaient déjà avec l’Accord de Cotonou.
Accès aux marchés pour les exportateurs de l’UE
Pour ce qui concerne l’ouverture des marchés ACP, la signification exacte de « l’essentiel » du commerce est vivement débattue. Dans le cas des APE, la Commission européenne a déclaré qu’elle considère que le « délai raisonnable » pour la période de transition est de dix ans mais que celui-ci pourrait être prolongé dans des cas exceptionnels. La Commission européenne s’est montrée plus réservée au sujet de l’étendue que devrait couvrir la libéralisation dans les pays ACP. Il est néanmoins généralement entendu que si l’UE libéralise 100% de son commerce, les pays ACP devront en libéraliser 80%, ce qui limiterait à 20% la marge de protection des produits locaux face à la concurrence des biens et services européens.
Ce degré de libéralisation correspondrait à la conception de la Commission selon laquelle, pour être compatible avec l’OMC, il faut en moyenne libéraliser 90% du commerce (6). Mais cela mettrait les gouvernements ACP dans la position de devoir choisir entre maintenir des droits de douane sur les importations sources de recettes fiscales essentielles comme les voitures ou l’électronique, protéger des denrées de base telles que le maïs, mettre quelques industries existantes à l’abri de la concurrence européenne, ou maintenir leur capacité à soutenir le développement industriel futur du pays.
La suppression des barrières douanières à l’importation de produits européens mettra en effet en concurrence directe les produits (souvent hautement subventionnés) (7) d’une des régions les plus avancées économiquement avec ceux des producteurs de certains des pays les plus pauvres du monde. Bien que les pays ACP et l’UE s’attendent à ce que la libéralisation de certains secteurs ait des conséquences dramatiques, les études d’impact ont jusqu’ici été superficielles et de qualité très inégale. Ces études ne fournissent en particulier aucune évaluation quantitative de l’impact des APE sur les niveaux de production et d’emploi ou sur la compétitivité future des secteurs productifs des pays ACP. Selon l’évaluation de l’impact des APE sur le développement durable réalisée par la Commission européenne, « si la libéralisation pourrait permettre [aux consommateurs d’acheter des produits bon marché], elle pourrait également accélérer l’effondrement du secteur industriel moderne [sic] en Afrique de l’ouest » (8).
Non seulement les APE menacent les secteurs existants mais ils pourraient aussi considérablement saper la capacité des gouvernements ACP à soutenir le développement économique futur de leur pays. A ce jour, pratiquement tous les pays qui se sont développés ont mis en oeuvre une politique tarifaire pour aider leurs petites entreprises à progresser vers des stades plus avancés dans la chaîne de production de valeur, évoluant progressivement vers des industries de transformation et de fabrication. Cela implique de faire varier les droits de douane en fonction des besoins de l’économie et des priorités de développement au niveau national ou régional.
Les APE vont fortement restreindre la capacité des pays ACP à user ainsi de la politique tarifaire. Les pays ACP ne pourront probablement pas modifier considérablement leurs choix de produits faisant l’objet d’une exemption, même si l’évolution de leur structure industrielle exige de protéger d’autres secteurs que ceux de départ. Les pays ACP n’auront donc que peu ou pas de marge de manoeuvre pour inclure sur la liste des secteurs protégés d’autres secteurs agricoles ou industriels qui pourraient avoir un potentiel de croissance à l’avenir. Le gel des niveaux de droits de douanes découlant des APE risque donc d’enfermer les pays ACP dans la production de matières premières et d’entraver leur développement économique futur.
Un autre intérêt offensif de l’UE est de libéraliser le commerce des pays ACP dans le domaine des services. L’Accord de Cotonou rappelle les engagements pris dans le cadre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) et confirme que les pays ACP doivent bénéficier d’un traitement spécial et différencié. Mais le mandat de négociation de la Commission européenne est plus offensif que l’Accord de Cotonou et que l’OMC puisqu’il affirme que les négociations en matière de services devraient « commencer dans tous les secteurs au plus tard en 2006 » (9).
L’impact sur le développement de l’inclusion des services dans les négociations APE est encore largement ignoré et seules quelques rares études ont examiné de façon approfondie les secteurs de services des pays ACP. Les pays ACP eux-mêmes ont fermement demandé « que soit respecté le droit des membres du Groupe ACP de réglementer et de libéraliser le commerce des services en fonction de leurs orientations nationales » . Il reste à voir si ces pays parviendront à conserver, au terme de ces négociations, la capacité de réglementer leurs services.
Dans ce contexte on peut imaginer les difficultés que rencontreront certaines sociétés locales (notamment dans le BTP et les services) pour gagner des appels d’offres face à des concurrents européens disposant d’un environnement plus favorable avec des coûts des facteurs moindres moindre (accès a l’électricité, Internet…). Comment un infographiste ou un provider de services d’un pays de la sous région disposant de quelques heures d’électricité par jour et d’un accès a faible débit pourra entrer en compétition avec une société européenne bien installer et capable de pratiquer le dumping pour gagner des marches ?
* Eric Hazard est le responsable de la Campagne sur la Justice économique pour Oxfam International. Cet article a été proposé comme documentation de base à des journalistes mobilisés dans le cadre d’une campagne d’information et de sensibilisation du public sur les négociations autour des Ape.
Notes
1 _ ACP-EU, Economic Partnership Agreement Negotiations, Cotonou Agreement Article 37.4 review, Council of EU General Secretariat, ACP MD no:115/07 ACP, 16 May 2007, Origin European Commission for discussion.
2 _ Ibid
3 _ Réellement lancée en 2004 en Afrique de l’Ouest, les négociations portant sur les APE devaient faire l’objet d’une revue à mi parcours consensuelle. Cette revue arrive malheureusement à quelque mois de l’échéance prévue des négociations et permettra donc difficilement aux parties en présence d’en tenir compte de manière constructive pour réorienter les négociations en fonction des insuffisances notées.
4 _ Accord de partenariat économique : Questions et réponses, Commission européenne, 6 mars 2007.
5 _ TWN Africa, Oxfam International, Une question de volonté politique, Briefing paper, Avril 2007, 31 p., Pour une analyse plus complète, lire ODI. 2007. The Costs to the ACP of exporting to the EU under the GSP. Final Report, March 2007. London: Overseas Development Institute. Available on-line: www.sia-gcc.org/acp/download/summarised_mid-term_report_final_doc_light.pdf
9 _ Recommandations autorisant la Commission à négocier des Accords de partenariat économique avec les pays et régions ACP, texte adopté par le Conseil des affaires générales de l’UE, le 17 juin 2002.
10 _ Déclaration ACP relative à la cinquième Conférence ministérielle de l’OMC, Bruxelles, 1er août 2003.
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