Lampedusa : Persécuter les vivants, récompenser les morts
Que dire de la tragédie de Lampedusa ? Pas grand-chose à ajouter aux lamentations hypocrites des autorités européennes et aux dénonciations très justes de militants, d'organisations et d'immigrés.
Il y a des années, le théologien costaricien d’origine allemande, Franz Hinkelammert, a résumé en deux mots cette abondance routinière de cadavres ramassés dans les mers et les déserts aux frontières de l’Occident : « génocide structurel ». Cette idée de “génocide structurel” sous-tend, bien entendu, une accusation : les structures ne s’imposent pas d’elles-mêmes mais relèvent de décisions politiques qui leur permettent de fonctionner, décisions politiques qui pourraient tout aussi bien les désactiver. Lorsqu’une structure est incompatible à la base avec la Déclaration des droits humains et avec la dignité la plus élémentaire, les décisions prises pour la maintenir active, acquièrent une aura immanquablement effarante, un air de cruauté infantile ludique, l’aspect d’un grand bâillement nihiliste.
Je suppose que Barroso (Ndlr : Jose Manuel, président de la Commission européenne) et Letta (Ndlr : Enrico, président du Conseil italien) n’auront pas aimé être accueillis à Lampedusa aux cris d’ « assassins ». Ils ne se voient pas comme des « assassins » et ils ont certainement et sincèrement en horreur la montagne de cadavres accumulés à leurs pieds. Cependant, ils doivent ravaler les insultes et les remords et répondre de manière responsable de leurs engagements vis-à-vis de la « structure », dont dépendent également, dans une certaine mesure, les votes de leurs électeurs.
Ce qui est certain, c’est que les mesures prises par l’Union européenne et le gouvernement italien font de nos gouvernants une espèce de designers imaginatifs de gymkhana infantile ou, plutôt, de concours de télévision trépidants. Ne soyons pas plus miséricordieux qu’ils ne le sont. Augmenter les budgets pour les Centres d'identification et d'expulsion (Cie), renforcer la surveillance en Méditerranée et concéder la nationalité aux morts - tout en continuant à persécuter les survivants - nous convient et de plus, nous amuse puisque cela transforme les déplacements migratoires en un des sports à haut risque les plus chers du monde : payez des milliers d’euros pour vous inscrire, oh jeunes aventuriers, et jetez-vous à la mer de temps en temps, défiant les tempêtes et les patrouilleurs ; si vous touchez la terre vivants, nous vous ramènerons comme au jeu de l’oie, au point de départ, nous vous mettrons, comme dans le jeu de l’oie, en prison ou vous obligerons aux travaux forcés clandestins, comme dans le jeu de l’oie, soumis à toute sorte d’abus ou de brimades.
Et alors, on ne peut pas gagner ? Comment gagne-t-on dans ce concours ? En mourant. Si vous mourez sur nos plages, jeunes aventuriers, une douce couverture de pitié universelle recouvrira vos corps et vous recevrez de surcroît le premier prix, une fois le rêve accompli, une fois la grande ambition de votre vie enfin satisfaite : la nationalité italienne.
Ce jeu macabre est évidemment en rapport avec « la structure ». Il a à voir, comme le dit Eduardo Romero en citant Marx, avec notre « désir passionné de travail bon marché et servile » - un choix « négrier »- et avec notre faible respect des frontières étrangères : intervention économique dans des nations mises à sac, accords avec des dictateurs et violation physique de la souveraineté territoriale. Une bonne partie des victimes de Lampedusa, par exemple, venaient de Somalie, dans les eaux de laquelle nos bateaux européens déposent des déchets polluants et volent le thon pour nos tables. N’oublions pas que, tandis que des dizaines de Somaliens mouraient noyés sur les côtes italiennes, un tribunal espagnol jugeait pour faits de « piraterie » quelques ex-pêcheurs de cet ex-pays africain.
Mais cette idée de récompenser les morts par la nationalité posthume – pendant qu’on punit les vivants pour avoir survécu - porte le germe d’une déclaration de guerre et d’un malentendu raciste. On est en train de dire à ces jeunes aventuriers qui croient en la liberté de mouvement et au droit à une vie meilleure qu’ils ne seront seulement acceptés et intégrés en Europe qu’une fois morts, en tant que cadavres gonflés d’eau et seulement s’ils meurent au vu et au su de tout le monde et en nombre suffisant pour qu’on ne puisse les cacher sous les tapis. On vous aime morts. Ou pour paraphraser un vieux dicton : l’unique bon immigrant, l’unique immigrant assimilable, c’est l’immigrant mort.
En même temps, le prix de la nationalité posthume est un acte de propagande raciste, qui présuppose et induit l’illusion que les Somaliens, Érythréens et Syriens naufragés à Lampedusa « veulent être italiens ». Au moment où il y a chaque fois plus d’Italiens - et d’Espagnols - qui ne veulent pas être italiens - ou espagnols - et qui abandonnent de force leur pays, les morts de Lampedusa, vainqueurs de ce gymkhana nihiliste, éclairent une fausse Italie (ou Espagne) désirable, appétissante, riche et démocratique, aux bontés de laquelle des millions de personnes dans le monde entier aspireraient. C’est un mensonge : ils ne veulent pas être Italiens (ou Espagnols).
Un des journalistes que j’admire le plus, l’Italien Gabriele Del Grande, depuis des années, dénombre et surtout donne un nom aux victimes de ce « génocide structurel ». « Mamadou va mourir » est le titre éloquent de l’un de ses livres. Del Grande rappelait, suite au massacre de Lampedusa, quelques données élémentaires : la plupart des immigrants n’arrivent pas par la mer, bon nombre d’entre eux ont déjà essayé d’entrer par la voie légale, ceux qui sortent sont déjà plus nombreux que ceux qui entrent et en effet la seule façon de les arrêter est de les tuer (au départ, en chemin ou une fois arrivés à destination). Il regrettait avec amertume le rôle des médias, qui les traitent, comme les politiques, de « simples objets » d’un débat ou d’une image, de telle façon que « les véritables protagonistes » les immigrants vivants et les immigrants morts, n’ont jamais ni voix, ni nom ni raison.
Del Grande, qui a voyagé et partagé avec eux les travaux et les plaisirs, décrit cette insistance de tant d’Africains à passer nos frontières comme le « plus grand mouvement de désobéissance civile contre les lois européennes » et considère que «si la Méditerranée retrouve un jour la paix et qu’il y a libre circulation, les morts d’aujourd’hui deviendront les héros de demain et on écrira des romans et on fera des films sur eux et leur courage.»
Ils ne veulent être ni Italiens ni Espagnols ni Grecs. Ils gardent leurs liens affectifs et culturels et avec beaucoup de fierté, comme l’attestent les nombreux envois d’argent à leurs pays d’origine (ou le fait que ce soient les familles qui économisent l’argent qui permettra au plus jeune et plus courageux des membres de la famille de payer le mafieux local et de s’embarquer vers l’Europe). Ils ne veulent ni être Italiens ni Espagnols ni Grecs, bien que, oui, ils veuillent avoir quelques-uns des droits que les Italiens, Espagnols et Grecs sont sur le point de perdre. Ils réclament le droit d’aller et venir, le droit de rester chez eux : voyager et ne pas voyager, travailler, partir à l’aventure, connaitre d’autres lieux, aimer d’autres gens et les leurs. Ils ne sont pas différents de nous et, si parfois ils ont une vie beaucoup plus difficile, ils ont aussi beaucoup plus de courage, ils sont plus « entreprenants », ont plus de vitalité, d’habileté et moins de cynisme.
Il est possible qu’il existe de bonnes raisons - économiques et écologiques - pour limiter les déplacements, mais alors il faudra commencer par les marchandises et les touristes : les Européens se déplacent davantage que les Africains et à un coût beaucoup plus élevé. En tout cas, le droit universel à se déplacer, qui implique aussi le droit à ne pas se déplacer et le droit au retour, ne peut s’appliquer de manière sélective avec des critères ethniques, raciaux et culturels, et encore moins s’imposer ou s’interdire par la force.
Quels que soient les alibis « structurels », l’Europe ne pourra jamais prétendre être démocratique et éclairée tant que le refus de porter secours, le choix « négrier », le financement des camps de concentration et la criminalisation de la simple survie constitueront la normalité anthropologique et juridique de ses populations et de ses lois. La Méditerranée unit les côtes et en sépare les habitants. Ne nous laissons pas leurrer par l’image tragique de cette crevasse remplie d’eau et de morts, ni par la direction des flux humains. Le nord et le sud de la Méditerranée se ressemblent chaque jour davantage. Alors que nous avons l’impression que ce sont eux qui viennent à nous, en réalité, c’est nous qui allons vers eux. Très rapidement. Il conviendrait que de part et d’autre, nous trouvions ensemble une solution et nous devenions de notre plein gré, un peu africains, avant que nos gouvernements commencent à appliquer les lois sur les étrangers – comme cela commence déjà à se produire - à leurs propres citoyens. Étrangers, terroristes, pauvres, malades, l'Espagne- comme l'Italie et la Grèce- est en train de se remplir d’Espagnols posthumes, c'est-à-dire d’Espagnols virtuellement morts.
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** Santiago Alba Rico est Philosophe et écrivain marxiste espagnol. Il est licencié en philosophie de l’Université Complutense de Madrid – Teste traduit par Pascale Cognet (édité par Fausto Giudice) - Source : http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=10740
(parution originale : http://www.cuartopoder.es/tribuna/lampedusa-perseguir-los-vivos-premiar-los-muertos/5133)
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