Gambie : Défendre la liberté d’expression et l’accès à l’Information
Dans la perspective de l’Examen périodique universelle (Epu) de la Gambie aux Nations Unies, Article 19 adressait ce contribution à l’instance onusienne. Elle dresse un état des lieux accablants sur les violences et les violations exercées par le pouvoir en matière liberté d’expression et d’accès à l’information.
RÉSUMÉ
Article 19 se félicite de l’opportunité de contribuer au deuxième cycle de l’Examen périodique universelle (Epu) de la Gambie. La contribution examine le respect de la Gambie de ses obligations internationales relatives aux droits humains, surtout en matière de liberté d’expression et de manifestation: elle fait le point sur:
- Les lacunes du cadre juridique;
- Les attaques contre les personnes exerçant leur liberté d’expression.
Lors de son dernier Epu, la Gambie avait accepté les recommandations tendant à améliorer le climat de la liberté d'expression dans le pays. Cela comprenait un engagement à lutter contre l'impunité en matière de violations des droits des journalistes, des défenseurs des droits humains et des opposants politiques. Cependant, elle avait rejeté 17 autres recommandations relatives au droit à la liberté d'expression.
Malgré son engagement à remédier aux retards dans le dépôt de ses rapports aux Organes Internationaux, la Gambie n'a pas encore présenté son rapport périodique au Conseil des Droits de l'homme des Nations Unies (Cdh) en ce qui concerne la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (Pidcp), conformément à l'article 40 du Pidcp.
LES LACUNES DU CADRE JURIDIQUE
Le cadre juridique de la Gambie n'est pas conforme aux normes internationales relatives au droit à la liberté d'expression et la loi est souvent utilisée pour violer la liberté d'expression de toutes les personnes, en particulier des travailleurs des médias et des défenseurs des droits humains. Cela se traduit par l’extension de la portée des dispositions pénales vagues avec des sanctions de plus en plus répressives pour un certain nombre de délit. La promulgation de la loi relative sur l’Internet en juillet 2013 étend le dispositif de la censure à l’expression en ligne.
LE CODE PÉNAL
Le Code pénal gambien a des lacunes fondamentales et est incompatible avec les obligations de la Gambie en vertu des normes internationales et régionales relatives à la liberté d'expression.
SEDITION : L'article 51 du Code pénal définit l’intention séditieuse comme une «intention de susciter la haine ou le mépris ou d’exciter la désaffection» contre le président, son gouvernement et le pouvoir judiciaire. L'article 52 criminalise la publication et la distribution de matériel séditieux ainsi que le simple fait de proférer des propos séditieux. Cette disposition a été modifiée à plusieurs reprises (2004, 2005 et 2011) en vue de museler davantage l'expression en prévoyant des amendes plus sévères et des peines privatives de liberté. En vertu de la Loi portant modification du Code pénal, l'infraction de publication séditieuse est maintenant passible d'une amende comprise entre 50 000 (1 293 dollars) et 250 000 dalasis (6 475 dollars). L'article 51 vise à limiter la critique au gouvernement et aux fonctionnaires, ce qui n'est pas un motif légitime de limiter le droit à la liberté d'expression en vertu de l'article 19 (3) du Pidc.
DIFFAMATION: L'article 178 du Code pénal prévoit le délit de diffamation, qui est passible d'une peine minimale d'un an d'emprisonnement et / ou une amende allant de 50 000 (1 293 dollars) à 250 000 dalasis (6 475 dollars). Conformément à l'article 178, la publication dans l'intention de diffamer, ou des déclarations diffamatoires par «tous les moyens» sont criminalisées. L'article 180 prévoit en outre qu'une «intention diffamatoire» ne doit pas être directement ou entièrement exprimée pour que la diffamation ait lieu. L'article 60 punit l’infraction de diffamation envers les «princes étrangers, y compris les ambassadeurs et les autres « dignitaires étrangers ». Les lois pénales sur la diffamation ne sont pas nécessaires dans une société démocratique.
LA DIFFUSION DE FAUSSES NOUVELLES / FAUSSES INFORMATIONS : en avril 2013, les modifications adoptées par l'Assemblée nationale ont alourdi les sanctions pour toute personne qui "donne de fausses informations aux fonctionnaires". L’article 114 fait passer l’amende de 500 dalasis (13 dollars) à 50 000 dalasis (1 293 dollars), et la peine de prison de 6 mois à plus de cinq ans. L'article 114 a été utilisé pour intimider les journalistes et les lanceurs d’alertes : Ceux qui dénoncent des actes répréhensibles ou des traitements arbitraires de fonctionnaires ont été accusés par la suite. Entre autres exemples :
- En juillet 2011, Nanama Keita, ancien rédacteur en chef des sports de la Daily Observer (appartenant à un proche du président), a été arrêté et inculpé en vertu de l'article 114 pour s’être plaint de son licenciement injustifié et pour avoir attiré l'attention sur des malversations au journal.
- En octobre 2013, Fatou Camara, journaliste, employée par la Radio télévision gambienne (Grts) et ancienne Directrice des relations publiques du bureau du président a été officiellement accusée de diffusion de fausses nouvelles sur Internet et de diffamation contre le président de la République. Elle a été libérée sous caution de 5 millions de Dalasi (153 360 dollars), après avoir passé trois semaines en détention et a depuis quitté le pays par crainte pour sa vie.
L’ORDRE PUBLIC : L'article 167 modifié interdit de troubler la "paix en se querellant ou en tentant de se quereller ou en utilisant un terme insolent, injurieux ou abusif de reproche". En vertu de cette modification, les auteurs s'exposent à une amende allant jusqu'à 25 000 dalasis (648 dollars) ou une peine de prison de cinq ans ou les 2 cumulées.
ENREGISTREMENT DES MEDIAS
Les amendements de 2004 à la loi sur la presse (datant de 1944) ont augmenté les frais d'enregistrement pour les médias, qui passent de moins de 3000 dollars à plus de 13 000 dollars, en plus d'une caution de garantie exorbitant. Les modifications ont également étendu le champ d'application de la loi sur la presse aux médias audiovisuels, réduisant encore la diversité des médias en Gambie.
La loi sur la Communication et l'Information de 2009 place la régulation du secteur de la communication et de l'information sous la responsabilité de l'Agence de réglementation des services publics (Pura), organe dont l'Indépendance n'est pas garantie. Par ailleurs, l'octroi des licences audiovisuelles et télécommunications relève du ministère de l'information. Les conditions d'octroi des licences sont opaques et onéreuses. Les radios privées n’ont pas le droit de diffuser des informations indépendantes sur des sujets critiques. Elles se contentent de relayer les informations fournies par la radio d'Etat. En avril 2013, Pura a interdit aux entreprises et particuliers qui exploitent des cafés Iinternet de proposer des services de rencontre en ligne et des services de Voip.
LA LOI SUR INTERNET
Le 5 juillet 2013, l'Assemblée Nationale de la Gambie a validé la modification de la loi relative à l’Information et à la Communication qui crée de nouvelles infractions pour l’expression en ligne et qui sont passibles d'une peine d'emprisonnement de quinze ans et/ou une amende de trois millions de dalasis (environ 77 700 dollars).
Cette loi criminalise quiconque répand des «fausses nouvelles» au sujet du gouvernement ou des autorités publiques, caricature ou fait des déclarations désobligeantes envers les fonctionnaires publics et incite à l’insatisfaction ou suscite la violence contre le gouvernement. Le gouvernement a justifié l'amendement comme un moyen de protéger le pays du chaos et de l'instabilité. Cette loi est une tentative flagrante de restreindre l'espace restant pour les Gambiens à exercer leur droit à la liberté d'expression.
LES ATTAQUES CONTRE LES PERSONNES EXERÇANT LEUR LIBERTÉ D’EXPRESSION
Les cas de violence, d'intimidation et de harcèlement contre des journalistes, des défenseurs des Droits de l'homme et d'autres personnes exerçant leur droit à la liberté d'expression sont fréquents et récurrents. Ces attaques restreignent considérablement l'espace civique en Gambie et engendrent un climat d'autocensure.
De tels actes d'intimidation s’exercent également contre le système judiciaire, portant ainsi atteinte à l'indépendance de la justice et à l’Etat de droit et favorisent l'impunité des attaques contre ceux qui exercent leur droit à la liberté d'expression.
LE HARCELEMENT JUDICIAIRE
Les autorités gambiennes continuent de recourir à l'intimidation par des arrestations et des détentions arbitraires dans le but de museler l'expression et de faire taire les voix dissidentes. Des personnalités connues ont été arrêtées soit sans qu’aucune charge ne soit retenue, soit sur la base de charges douteuses, et dans beaucoup de cas détenues au-delà de la période autorisée par la Constitution sans être traduites devant la justice, ou libérées après dépôt de cautions exorbitantes avec l’obligation de répondre quotidiennement aux forces de sécurité, sans que la preuve qu’un crime ait été commis ne soit rapportée.
Le système judiciaire contrôlé par l'Exécutif n'hésite pas à mépriser la procédure légale dans la persécution des journalistes et des personnes qui s'expriment.
Les renvois de procès, les longues détentions arbitraires par la police, le harcèlement et l'intimidation des avocats sont des stratégies pour faire pression sur les journalistes, les opposants politiques, les défenseurs des droits humains. Cela a contraint de nombreux journalistes à l’exil.
En juillet 2011, Dr Amadou Scattered Janneh, ancien ministre de l'Information, ainsi que sept autres personnes, ont été poursuivis et condamnés à la prison à vie pour avoir distribué des t-shirts portant le slogan "Coalition pour le changement en Gambie, halte à la dictature". Janneh a été libéré après avoir purgé un an de prison grâce à la pression internationale. L'ancien président de l'Union de la presse gambienne (Gpu), N'dey Tapha Sosseh, a été condamné par contumace pour la même affaire. Un de leurs co-accusés Michael E Thomas est mort en prison en 2012.
Abdoulie John, correspondant d’Associated Press News et éditeur de Jollofnews.com a été arrêté deux fois par la Nia en décembre 2012 après un simple différend avec un photographe de la présidence, lors d’une mission pour couvrir la libération d’otages par la rébellion en Casamance. Il a subi un harcèlement judiciaire qui l’a contraint à l’exil.
En janvier 2014, Musa Sheriff, directeur de publication et propriétaire du tri-hebdomadaire privé The Voice et un reporter Sainey Marenah ont été arrêtés par les services de sécurité de la Nia suite à un simple article publié en décembre 2013 qui rapportait la défection de 19 militants de l'Alliance pour la réorientation et la construction patriotique (Aprc), du président Yahya Jammeh, qui auraient rallié le Parti démocratique uni (Udp), la principale formation de l'opposition. L'Aprc avait nié ces informations et leurs rectifications ont été publiées par The Voice le 12 décembre 2013. Toutefois, Sheriff et Marenah ont été arrêtés, détenus et inculpés officiellement devant le tribunal. Ils ont été libérés sous caution de 20 000 dalasis (518 dollars) et un garant gambien, l'affaire est toujours pendante.
Mass Kah, un livreur de Foroyaa, un journal d'opposition, a été poursuivi pour s’être querellé avec un homme quand il a refusé d'avoir une photo du président collée sur sa voiture et pour avoir dit «Si vous le souhaitez, allez coller la photo du président sur le ciel". Il est accusé de sédition et son procès, qui a commencé en novembre 2013, est en cours.
Le 3 décembre 2012, l’éminente avocate et ancienne présidente du barreau bambien, Amie Bensouda, a été arrêtée par la Nia. Amie Bensouda a essayé d'obtenir des décisions judiciaires des cinq années antérieures concernant les questions foncières pour un projet de la Banque mondiale, le «Cadre d'évaluation de la gouvernance foncière». Elle a été détenue au secret, sans avoir été informée de la raison de sa détention, pendant deux jours, avant d'être libérée.
FERMETURE D’ORGANES DE PRESSE
En août 2012 trois médias privés (Taranga Fm, Daily News et The Standard) ont été contraints de fermer sans ordre juridique ou justification claire, apparemment par la simple volonté du président. Radio Taranga avait un programme populaire qui passait en revue les journaux en langues locales pour fournir l'information au public qui ne peut pas lire. Pendant la nuit du 14 au 15 août 2012, des agents de la sécurité ont fait irruption dans les bureaux de la radio et ordonné d'arrêter la diffusion sans explication.
The Standard et le Daily News, qui traitaient des questions politiques sensibles, y compris l'exécution en août 2012 de 9 prisonniers, ont été contraints à la fermeture. Article, après investigations, a reçu des informations de plusieurs sources selon lesquelles la couverture du débat sur la peine de mort était la motivation principale de leur fermeture forcée.
Le 1er janvier 2014, le président a autorisé, avec une déclaration télévisée, la réouverture de deux organes de presse, mais il n'a pas été possible pour ces deux médias de reprendre leurs activités aussitôt.
LES ATTAQUES CONTRE LES DEFENSEURS DES DROITS HUMAINS
Les Ong et les défenseurs des droits humains subissent la pression et sont menacés ; ainsi beaucoup ne traitent pas ouvertement des questions relatives à la démocratie, la gouvernance et les droits humains. Leur liberté d’association et de réunion est restreinte. Les quelques organisations et individus qui tentent de défendre les droits humains, deviennent des victimes et sont soumis au harcèlement judiciaire et à d’autres intimidations.
Le Comité gambien contre les pratiques traditionnelles affectant la santé des femmes et des enfants (Gamcotrap), une association qui lutte contre la pratique encore légale des mutilations génitales féminines (Mgf) a fait l'objet d'intimidation et de harcèlement. Le Dr Isatou Touray, directrice exécutive et Amie Bojang-Sissoho, coordinatrice de programme, ont été arrêtées en octobre 2010, accusées de vol, emprisonnées et harcelées judiciairement. Elles ont ensuite été acquittées et libérées en novembre 2012.
En décembre 2012, le leader religieux Imam Baba Leigh qui travaille avec Gamcotrep a été détenu au secret pendant près de cinq mois sans jamais être présenté devant un juge pour avoir osé dire publiquement que les exécutions d’août 2012 était anti islamique. Le 10 mai 2012 il est apparu à la télévision nationale comme ayant bénéficié de la clémence du président de la République qui lui pardonne ses «errements».
En septembre 2012, deux journalistes Baboucar Ceesay et Abubacar Saidykhan ont introduit auprès du directeur général de la police une demande de manifestation pacifique contre les exécutions des 9 condamnés à mort. Lorsqu’ils se sont rendus à la police pour avoir la suite donnée à leur requête, ils ont été arrêtés, détenus et poursuivis pour incitation à la violence ainsi que d’autres charges connexes. Les documents de voyage de Boubacar Ceesay sont toujours en possession de la police, tandis qu’Abubacar Saidykhan a quitté le pays, pour des raisons de sécurité.
À la mi-février 2014, 14 jeunes partisans du principal parti d’opposition, le Parti démocratique uni (Udp), ont été accusés d'avoir organisé une réunion sans permission. Ils continuent à subir le harcèlement judiciaire et l'affaire est toujours pendante devant les tribunaux.
RECOMMANDATIONS
En réponse à ces préoccupations, Article 19 demande aux États membres de l'Onu de présenter des recommandations spécifiques et fortes pour remédier à la situation préoccupante du droit à la liberté d'expression et de réunion en Gambie.
- Soumettre des informations écrites au Conseil des Droits de l'homme en ce qui concerne les étapes entreprises par la Gambie pour mettre en œuvre le Pidcp ;
- Réformer la législation interne, en particulier le Code pénal, la loi sur la presse et la loi relative à l’Internet, afin de protéger le droit à la liberté d'expression et des médias, et les rendre conformes aux normes internationales ;
- Abroger les dispositions pénales sur la diffamation, en particulier celles qui protègent les fonctionnaires ou les fonctions, le délit de sédition, ainsi que les dispositions interdisant la diffusion de mensonges ;
- Cesser les attaques, les intimidations, les arrestations et les détentions arbitraires de personnes, dont des journalistes et des opposants politiques, exerçant leur droit à la liberté d'expression;
- Diligenter des enquêtes indépendantes, efficaces et rapides sur les violations du droit à la liberté d'expression commises par des forces de maintien de l'ordre; obliger les responsables à répondre de leurs actes et accorder réparation aux victimes;
- Coopérer avec les organismes internationaux et régionaux des droits humains pour améliorer la situation de la liberté d'expression et des droits humains en général en Gambie ;
- Créer un cadre législatif favorable à la société civile, en établissant une présomption en faveur du droit à la liberté de réunion pacifique.
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